![Le plan de l’extérieur de la future bibliothèque du centre de Saskatoon, en Saskatchewan](https://media2.ledevoir.com/images_galerie/nwd_1784614_1386235/image.jpg)
La future bibliothèque du centre de Saskatoon, en Saskatchewan, a belle allure esthétiquement avec sa géométrie inclinée évoquant la forme traditionnelle d’un tipi et sa large entrée vitrée ouvrant sur des structures en bois évoquant une habitation métisse. D’autres projections de l’intérieur proposent de vastes espaces ouverts, conviviaux et interconnectés, tous baignés de lumière.
Ce magnifique équipement culturel de 12 000 mètres carrés (le tiers de la surface de la Grande Bibliothèque de Montréal) coûtera environ 135 millions de dollars. Le bâtiment conçu par la firme montréalaise Chevalier Morales en partenariat avec Formline Architecture et Architecture49, deux firmes de l’Ouest, sera inauguré en 2027.
C’est déjà très impressionnant, mais cette exceptionnelle coquille cache beaucoup plus. Certaines bibliothèques deviennent par la force des pressions sociales des tiers-lieux de refuge pour les itinérants ou les personnes seules par exemple. Celle de Saskatoon, elle, a d’emblée été conçue comme un centre communautaire pour prendre en charge certains problèmes sociaux systémiques comme l’analphabétisme, l’isolement social et l’exclusion.
Les documents de référence parlent d’un « lieu de partage et de circulation des savoirs autochtones et occidentaux ». Tous les espaces, sans exception, restent universellement accessibles, y compris en triporteur électrique. Il y a même une cuisine communautaire. Ces choix sont le résultat de consultations publiques menées en 2021 et 2022 auxquelles ont participé des centaines de Saskatoniens, dont beaucoup de membres de la plus importante communauté autochtone urbaine au pays.
« On fait des concours depuis vingt ans et évidemment on veut faire de la bonne architecture, mais on veut aussi que nos bâtiments soient fonctionnels, flexibles, bien intégrés au contexte social et urbain, explique Stephan Chevalier, cofondateur de la firme. « On a réalisé plusieurs bibliothèques au Québec ces dernières années [notamment à Drummondville, Mont-Laurier et Lachine], mais là, c’est le premier projet où le livre n’est pas nécessairement au cœur du discours. Ce lieu, l’équivalent de la Grande Bibliothèque de Montréal, a été conçu comme un vecteur de réconciliation. La bibliothèque de Saskatoon est un projet pivot de la nouvelle architecture au Canada. »
Rebâtir le bâti
Jean-Pierre Chupin, professeur d’architecture à l’Université de Montréal (UdeM), n’en pense pas moins. C’est d’ailleurs lui qui a pointé vers l’exemple de Saskatoon à la fine pointe des changements en cours dans son domaine. Titulaire de la Chaire de recherche du Canada en architecture, concours et médiations de l’excellence, il dirige le programme Qualité de l’environnement bâti au Canada lancé en pleine pandémie. L’objectif du vaste chantier : s’interroger sur la notion courante de qualité pour élargir la perspective sur les constructions et les aménagements au-delà des critères esthétiques.
« Le programme est né du sentiment de plusieurs chercheurs que de nouvelles valeurs sont en train de transformer la représentation que les architectes, les urbanistes, les designers d’intérieur ou les paysagistes se font de leur métier et de leur rôle, explique le professeur. Toutes les disciplines de l’environnement bâti sont aux prises avec de nouvelles attentes. »
Le plan de travail quinquennal du programme de 2,5 millions de dollars, échelonné jusqu’en 2027, occupe quatorze universités canadiennes. Elles se divisent la réflexion autour de « feuilles de route » organisées par thèmes : la réutilisation adaptative (Ottawa), les processus participatifs (Québec), les écoles inclusives (Halifax), la ville en santé (Calgary), les logements gérés collectivement (Manitoba), les parcs résilients (Toronto), etc. Les équipes cherchent et trouvent en synergie. Les institutions universitaires financent une partie des recherches. Au total, environ 70 chercheurs et autant d’organismes publics et privés participent à la grande enquête nationale.
L’École d’architecture de l’UdeM travaille sur les problèmes d’accessibilité universelle. Le constat de départ est sans appel : les fameux prix d’excellence ne tiennent pas vraiment compte de ce critère, en le reléguant au respect de quelques normes techniques. « On ne considère pas que l’accessibilité fait partie de la qualité, ce qui est tout de même une absurdité, dit le professeur. Ce constat nous a beaucoup perturbés. Il faut interpeller les organisateurs de prix et leur demander de mettre en place des critères pour mesurer le degré d’accessibilité des édifices. Au Canada, 27 % de la population est directement touchée par une forme de handicap qui réduit la mobilité. »
L’Université McGill a reçu le mandat de réfléchir à la ville la nuit, royaume de communautés marginalisées, refuge des pratiques transgressives, espace de la fête et lieu de certains dangers et d’insécurité, y compris pour les itinérants. « Plus on ouvre ce domaine, plus on se rend compte que c’est énorme. »
L’équipe de l’Université Concordia, dirigée par une biologiste, s’intéresse à la biodiversité urbaine. Les enquêtes portent notamment sur l’effet des parcs et des zones plus naturelles sur les personnes âgées.
Réenligner les lignes
La grande communauté mobilisée pour repenser l’excellence en architecture inclut des représentants de groupes de citoyens, les villes et les associations traditionnellement chargées d’évaluer la qualité du bâti y compris en décernant des prix. « Notre objectif est de faire bouger les lignes dans les écoles, ce qui est indispensable, dit le professeur Chupin. Toutes les professions de l’environnement bâti doivent apprendre à travailler avec les citoyens et les usagers. Le programme va publier des feuilles en accès libre. Chaque équipe va faire des propositions concrètes pour faire évoluer les pratiques. »
Le pédagogue souhaite que le programme ait des effets profonds sur les écoles de formation du pays. « C’est la question la plus importante : si on veut donner des leçons à tout le monde, il faut que ça commence chez nous d’abord. » Les cours théoriques s’ouvrent déjà aux autres cultures et traditions architecturales, en sortant de la stricte ornière occidentale. Les mutations en développement depuis des années pour prendre le virage vert vont aussi dans ce bon sens.
Le professeur souhaite que les cours pratiques suivent la mutation. « L’essentiel de nos formations se fait dans les ateliers où les élèves en petits groupes apprennent au contact de professionnels, dit M. Chupin. On se rend compte que tout cela tourne en circuit fermé, parfois avec des systèmes de valeurs datés. Il faudra faire du ménage pour redonner une véritable actualité à nos enseignements. »
Il reprend l’exemple de l’accessibilité « dont personne ou presque ne parle dans les formations », en expliquant que des sondages auprès des étudiants ont révélé ce défaut dans les quatorze écoles d’architecture du pays.
Des causes, des effets
Reste la question des causes de cette transformation en cours, que M. Chupin n’ose pas encore qualifier de changement de paradigme (« On verra dans 20 ans »). La féminisation de la profession y est certainement pour quelque chose. Les architectes et les urbanistes féministes pensent la ville autrement, ne serait-ce qu’avec un plus grand souci pour la sécurité des personnes.
Les préoccupations environnementales aussi pèsent lourd, et les mouvements en faveur de plus d’équité, de diversité et d’égalité traversent maintenant les disciplines du bâti, ne serait-ce que par les cohortes elles-mêmes de plus en plus multiculturelles et internationales.
« On est passé d’une préoccupation pour une durabilité technique, assez environnementale, à une préoccupation pour la durabilité sociale, résume le professeur. J’expose la pointe de la réflexion et mon point de vue. La profession n’est pas encore tout à fait là, mais les architectes vont vite se faire rattraper. Nos étudiants, qui sont en majorité des étudiantes maintenant, sont de plus en plus sensibles à la valeur sociale de ce qu’ils ont envie de produire. Les nouvelles cohortes ne veulent plus faire des choses qui relèvent du pur esthétisme, ces architectures à la Frank Gehry, un peu extraordinaires, qu’on a beaucoup vues depuis des années. »
Le prix des prix
Que vaut un prix ? Le professeur d’architecture de l’UdeM Jean-Pierre Chupin s’y connaît. Il a monté la bibliothèque numérique bilingue du Catalogue des concours canadiens. Il a aussi publié une grande enquête internationale sur les concours en 2015.
Cette plongée dans le très vaste et très riche monde des récompenses a stimulé le questionnement sur la qualité en architecture. L’excellence est souvent célébrée par cette entremise. Elle s’y retrouve sans doute, mais selon quels critères ?
« Le système des récompenses s’essouffle, dit le professeur. Il y a un décalage entre ce qui est primé et ce qui est ressenti, voire compris comme étant de qualité par les gens ordinaires. Les architectes se récompensent entre eux, pour des prouesses, des bâtiments aux qualités indéniables, mais qui parfois ratent la cible de la qualité sur plein d’autres aspects essentiels. Les honneurs reviennent aussi souvent à des réalisations qui ont des décennies de retard sur les valeurs. »
Il ajoute que la quantité fait ombrage à la qualité. « Un prix devrait récompenser la rareté. Or, c’est le contraire qu’on observe. Il y a multiplication des prix pour que tout le monde en reçoive. Depuis environ quarante ans, il y a une montée exponentielle du nombre de prix délivrés et des catégories primées. »
Le spécialiste qui a étudié le sujet pendant des années et publié des analyses critiques réputées reconnaît que beaucoup de réalisations primées le méritent. Il cite tout de même en mauvais exemples les prix du magazine Azure qui saupoudre depuis quinze ans des récompenses dans une trentaine de catégories et les Grands Prix du design du Québec qui en distribuent dans sept catégories, dont une cinquantaine rien qu’en architecture, tout en monnayant l’inscription au concours.
M. Chupin souhaiterait décanter ce système et diversifier les jurys. Il milite pour que les jurés ne se contentent pas de photos et de plans pour faire l’expérience physique des lieux à juger selon des critères de qualité étendus. Il se demande même si on ne devrait pas attendre des années avant d’adouber une réalisation, pour qu’elle fasse ses preuves sous tous les angles qualitatifs. « L’architecture se vit dans le temps. »