Alors que le système de santé craquelle de partout et que la pénurie de personnel étouffe le réseau, voilà que tout n’est désormais que cibles à atteindre. La liste des Québécois en attente d’un médecin de famille, les opérations chirurgicales mises sur pause, les débordements aux urgences, alouette ! Comme Le Devoir le révélait jeudi, on peut désormais ajouter à ce sprint la course folle dans laquelle on veut engager les hôpitaux de Montréal pour libérer des lits occupés par des patients en attente d’un hébergement.
L’objectif est noble, disons-le, et correspond au souhait des Québécois d’obtenir des soins à domicile. On comprend très bien que le ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS) espère diminuer le nombre de lits occupés par des malades qui ne requièrent plus de soins, mais attendent un hébergement approprié. À Montréal, 18 % des lits sont occupés par ce type de patients. Si on espère les voir partir, c’est pour diminuer les débordements aux urgences et accélérer la cadence en chirurgie. Ces objectifs stratégiques sont logiques.
Mais a-t-on les moyens d’y arriver ? La formule choisie est magique, mais périlleuse. C’est en se tournant vers les proches aidants et en leur demandant leur « collaboration », l’espace de « 2-3 semaines » — selon un document préparé par la Direction de la coordination ministérielle du MSSS et daté du 31 août —, qu’on pense libérer ces précieuses places à l’hôpital. On calcule qu’il y a au Québec 2175 de ces patients trop longtemps stationnés dans un lit, et Montréal à elle seule en regroupe 730 (34 %).
Alors que la première ligne est au rouge et peine à trouver tout son personnel essentiel, le risque semble grand qu’on ne soit pas en mesure de mettre en place la structure nécessaire pour appuyer un tel système de soutien familial. Car il faudra augmenter les ressources destinées aux soins à domicile (Québec doit ajouter plus de 20 millions, mais ça ne fera pas pousser du personnel !), et il faudra dégager de précieuses places dans les unités d’hébergement pour chacun des patients (Québec veut créer 175 nouvelles places en CHSLD, mais le besoin est plus grand !).
Le scepticisme croît avec l’expérience. Le MSSS se montre si vorace dans les cibles à atteindre qu’on peine à croire que cette chasse aux cibles parfaites n’entraînera pas dans son sillage des embûches causées par le manque de personnel. Si d’aventure les ressources ne suivaient pas ce projet miracle, ce sont les malades et les proches aidants qui en pâtiraient.
Le jour où Le Devoir dévoilait cette directive, la journaliste Isabelle Hachey relatait dans La Presse un récit déroutant, comme une mise en forme humaine de cette propension trop rapide des hôpitaux à vouloir libérer des lits. Un patient atteint d’une maladie neurodégénérative incurable en vint à ne plus avoir besoin de « soins actifs » à l’hôpital. Il encombrait un lit. Alors que ses proches multipliaient en vain les appels pour lui trouver un hébergement, c’est finalement l’hôpital qui lui trouva un domicile. Allez ouste ! Une heure trente après y avoir été transféré, l’homme retournait à l’hôpital en ambulance après une chute, qui lui fut fatale. L’histoire nous apprit que la famille avait contacté cette résidence, mais elle ne répondait pas à ses besoins.
Gare au mirage que constitue l’atteinte des cibles. Car derrière les chiffres se cachent des drames humains.