Le 20 mai 2025, la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (CDPDJ) a publié une étude qui démontre que plus d’un million de personnes en situation de handicap au Québec continuent de faire face à d’importants obstacles à l’embauche, à l’intégration et au maintien en emploi, malgré leurs compétences et leurs qualifications.
Résumé
Objectifs et portée de l’étude
Cette étude a été réalisée par la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (CDPDJ) à la demande de plusieurs organismes, notamment le Regroupement des activistes pour l’inclusion au Québec (RAPLIQ). Elle vise à documenter en profondeur la discrimination systémique en emploi que subissent les personnes en situation de handicap au Québec, malgré leurs compétences et qualifications reconnues.
L’étude s’appuie sur une méthodologie rigoureuse combinant :
- 698 plaintes invoquant une discrimination fondée sur le handicap dans le domaine de l’emploi, reçues et traitées par la CDPDJ entre le 1er avril 2017 et le 31 mars 2024 ;
- 114 entretiens biographiques avec des personnes en situation de handicap, provenant de toutes les régions du Québec, et représentant divers types de limitations fonctionnelles ;
- 18 entretiens semi-directifs avec des conseillères et conseillers œuvrant dans des organismes spécialisés en employabilité.
Contexte général et constats structurels
Un enjeu de société majeur
Au Québec, 21% des personnes âgées de 15 ans et plus déclarent présenter au moins une incapacité qui les limite dans leurs activités quotidiennes, ce qui représente un peu plus de 1,4 million de personnes. Parmi celles-ci, plus d’un million possèdent au moins un diplôme ou une qualification professionnelle, démontrant leur aptitude à répondre aux besoins des employeurs.
Malgré ces compétences avérées, ces personnes demeurent largement exclues du marché du travail ou confrontées à des milieux qui ne respectent pas leurs droits fondamentaux. L’étude révèle que 93% des personnes interrogées ont connu des trajectoires professionnelles très difficiles, caractérisées par l’instabilité et la précarité.
Une sous-représentation chronique dans tous les secteurs d’emploi
L’analyse des données révèle une sous-représentation persistante dans l’ensemble des secteurs économiques québécois :
- Fonction publique québécoise : La cible de 2% de personnes handicapées, fixée en 1984, n’a jamais été atteinte. Au 31 mars 2024, le taux de représentation s’établissait à seulement 1,4% de l’effectif total des ministères et organismes assujettis à la Loi sur la fonction publique.
- Organismes publics : Les organismes visés par la Loi sur l’accès à l’égalité en emploi dans des organismes publics (LAÉE) affichent un taux de représentation qui stagne autour de 1% depuis 2005, sans aucun progrès notable en vingt ans.
- Secteur privé : Selon un sondage du Conseil du patronat du Québec, seulement 10% des entreprises québécoises emploient des personnes en situation de handicap. Les entreprises soumises au programme d’obligation contractuelle présentent un taux de représentation de 1,2%.
- Économie sociale et action communautaire : Paradoxalement, ce secteur affiche une proportion encore plus faible, avec seulement 7% des organisations ayant embauché une personne en situation de handicap à temps plein en 2022.
Méthodologie et approche innovante
La Commission a privilégié une approche biographique permettant aux personnes en situation de handicap de reconstituer leur trajectoire professionnelle et d’identifier les obstacles rencontrés. Cette méthode, qui diffère des études habituelles basées sur les perceptions des employeurs, donne la parole aux premières concernées.
L’échantillon a été conçu pour refléter la diversité des profils, tenant compte de l’âge, du genre, du type de limitation fonctionnelle, de la région de résidence, du niveau de scolarité et du statut migratoire. Les témoignages de spécialistes de l’intégration en emploi ont permis de croiser les perspectives individuelles et institutionnelles.
Principaux obstacles identifiés
Obstacles en amont : parcours scolaire et orientation professionnelle
L’étude révèle que de nombreuses personnes en situation de handicap ont connu un parcours scolaire tumultueux qui les a insuffisamment préparées à intégrer le marché du travail. Plus de 26% des élèves handicapés ou en difficulté d’adaptation ou d’apprentissage (EHDAA) quittent le secondaire sans diplôme ni qualification.
Les principales difficultés identifiées sont :
- La persistance de préjugés capacitistes chez certains intervenants scolaires qui sous-estiment les capacités des élèves en situation de handicap ;
- Un accompagnement déficient dans les choix de formation et de carrière, souvent marqué par des orientations restrictives ;
- Des stages mal planifiés qui constituent parfois une première expérience brutale du monde du travail, pouvant mener à l’abandon des études.
Obstacles lors du recrutement
Les processus d’embauche révèlent des pratiques discriminatoires systémiques :
- Dilemme de la divulgation : Les personnes en situation de handicap font face à un choix difficile entre révéler leur condition et risquer l’exclusion, ou la dissimuler et compromettre la relation de confiance ultérieure. Plus de 77% des personnes interrogées déplorent que leur situation de handicap prenne « presque toute la place » lors des entrevues, au détriment de leurs compétences.
- Questionnaires médicaux intrusifs : Plus du tiers des personnes interrogées (35,1%) ont été confrontées à des questionnaires médicaux préembauche comportant des questions sans lien rationnel avec l’emploi convoité. Ces pratiques sont particulièrement répandues dans le secteur public (77,5% des cas documentés).
- Préjugés sur la productivité : Les employeurs accordent souvent une attention disproportionnée aux conséquences anticipées du handicap sur la productivité, obligeant les candidates et candidats à consacrer leurs énergies à justifier que leur « différence » ne nuira pas à l’entreprise plutôt qu’à valoriser leurs compétences.
Obstacles en milieu de travail
Une fois en emploi, les personnes en situation de handicap font face à de multiples défis :
- Rigidité organisationnelle : Les modes d’organisation du travail, souvent calqués sur une conception traditionnelle, manquent de souplesse. Près de 75% des personnes interrogées se sont heurtées à des refus d’aménagement d’horaires, malgré des besoins légitimes liés à leurs suivis médicaux ou à leur condition.
- Harcèlement discriminatoire : L’étude révèle que 83% des personnes interrogées ont subi au moins une expérience de harcèlement liée à leur situation de handicap. Ces comportements incluent des remarques humiliantes (93,4% des cas), l’isolement professionnel (55,1% des cas) et diverses formes d’exclusion sociale.
- Absence de perspectives de carrière : La majorité des personnes déplorent l’absence de plans de développement professionnel ou d’opportunités de promotion, renforçant leur sentiment d’être perçues comme des « travailleuses et travailleurs de passage ».
Défaillances des mesures de soutien
Bien que des programmes comme le Contrat d’intégration au travail (CIT) existent, leur efficacité est questionnée. Les personnes interrogées soulignent que ces mesures financières ne s’accompagnent pas d’exigences suffisamment contraignantes pour les employeurs, créant une dépendance aux subventions plutôt qu’un véritable engagement.
Analyse des plaintes reçues par la Commission
Les données de la CDPDJ confirment l’ampleur du phénomène :
- Le handicap constitue le motif de discrimination le plus fréquent (35,8%) parmi toutes les plaintes traitées ;
- 44% des dossiers concernent le secteur du travail ;
- Les troubles de santé mentale représentent le diagnostic le plus fréquemment évoqué (32% des plaintes) ;
- Les femmes sont plus nombreuses (54%) à se déclarer victimes de discrimination ;
- 60% des plaintes portent sur des congédiements ou mises à pied, ce qui indique des difficultés de maintien en emploi.
Cas particuliers : les plateaux de travail
L’étude met en lumière la situation préoccupante des plateaux de travail, particulièrement pour les personnes ayant une déficience intellectuelle ou un trouble du spectre de l’autisme. Ces environnements, initialement conçus comme transitoires, sont devenus des structures permanentes où :
- 80,8% des personnes ne reçoivent aucune rémunération pour leur travail ;
- Seulement 7,7% des participants réussissent à intégrer le marché régulier de l’emploi ;
- L’absence de perspectives d’évolution constitue une forme de ségrégation persistante.
Discrimination intersectionnelle
L’étude révèle que 31,6% des témoignages font état d’une discrimination intersectionnelle, où le handicap se conjugue avec d’autres motifs (genre, origine ethnique, âge, orientation sexuelle). Cette réalité complexe demeure largement ignorée par les politiques actuelles.
Recommandations de la Commission
Face à ces constats, la CDPDJ formule huit recommandations structurantes :
- Renforcer la formation du personnel éducatif pour mieux accompagner les élèves et étudiantes et étudiants en situation de handicap dans leurs choix de formation et de carrière.
- Faciliter l’accès aux milieux de stages pour éviter que cette étape ne devienne un facteur d’exclusion des programmes de formation.
- Déployer la campagne « Recruter sans discriminer » à l’échelle provinciale pour sensibiliser les employeurs aux pratiques d’embauche inclusives.
- Renforcer la formation des gestionnaires en ressources humaines sur les droits des personnes en situation de handicap et les obligations des employeurs.
- Obliger les employeurs à se doter d’une politique d’intégration favorisant l’embauche, la promotion et le maintien en emploi des personnes en situation de handicap.
- Introduire des obligations plus contraignantes pour les employeurs, en s’inspirant des modèles législatifs français, canadien et ontarien qui prévoient des mécanismes de reddition de comptes et des sanctions.
- Garantir la rémunération des personnes œuvrant sur les plateaux de travail et prévoir des mesures pour favoriser leur intégration au marché régulier de l’emploi.
- Lutter contre la discrimination intersectionnelle en intégrant des mesures spécifiques pour les personnes en situation de handicap appartenant à d’autres groupes historiquement discriminés.
Conclusion
L’étude démontre que l’approche volontariste privilégiée depuis près de 50 ans n’a pas produit les résultats escomptés. Dans l’indifférence généralisée, les atteintes aux droits des travailleuses et travailleurs en situation de handicap se maintiennent au fil du temps.
La Commission appelle à un changement fondamental d’approche, passant du volontarisme à des mesures plus contraignantes. La révision de la Stratégie nationale pour l’intégration et le maintien en emploi des personnes handicapées constitue une opportunité historique d’incarner ce tournant essentiel vers une véritable justice sociale et l’égalité des chances sur le marché du travail québécois.
Les voix des 114 personnes qui ont témoigné dans cette étude expriment un message clair : il est temps que leurs droits soient pleinement respectés et que leur contribution à la société québécoise soit enfin reconnue à sa juste valeur.
En savoir plus
- [Communiqué] Emploi et handicap : un environnement toujours empreint de préjugés et de discrimination après 50 ans d’actions gouvernementales(Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse - CDPDJ, 20 mai 2025)
- Emploi et handicap Des "mesures plus contraignantes" réclamées(La Presse, 20 mai 2025)
- Les obstacles à l’embauche, à l’intégration et au maintien en emploi des personnes en situation de handicap(Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse - CDPDJ, 20 mai 2025)