EXPERTE INVITÉE. Plus innovantes que la moyenne, mais moins financées : pourquoi les personnes en situation de handicap, qui font preuve de compétences entrepreneuriales et de créativité, restent-elles sous-exploitées ?
Dans mon plus récent article, je vous ai parlé des défis que rencontrent les personnes en situation de handicap lorsqu’elles décident de créer leurs propres opportunités. Mais si, au lieu de parler des obstacles, on se demandait pourquoi ces entrepreneurs ne sont pas davantage considérés comme un levier économique stratégique ?
Un potentiel d’innovation sous-estimé
L’innovation est un moteur clé de la croissance économique. Mais saviez-vous que les entrepreneurs en situation de handicap performent mieux que leurs homologues sans handicap? Une étude (disponible en anglais seulement) de 2023 provenant de la Société de recherche sociale appliquée (SRSA) révèle que 40,5 % des PME détenues majoritairement par des personnes en situation de handicap ont introduit une innovation, contre 31,1 % des PME en général.
Pourquoi ? Parce qu’avoir un handicap, c’est devoir constamment trouver des solutions créatives pour s’adapter à un environnement souvent conçu sans tenir compte de leurs besoins. Cette capacité à innover, à penser différemment et à contourner les barrières est un atout précieux qui se reflète à la fois dans leur quotidien personnel et dans la façon de gérer leur entreprise.
Innover autrement
L’innovation n’a pas besoin d’être compliquée ou matérielle. Ça peut passer par la manière de présenter les avantages de vos services et produits, tout comme la façon de les concevoir. C’est aussi réfléchir aux gestes ou habitudes que vous faites déjà, qui sont appréciés, et les mettre en avant. Enfin, c’est répondre à vos propres problèmes pour servir davantage de personnes vivant les mêmes réalités que vous. Peu importe si vous êtes à la tête d’une petite, moyenne ou grande entreprise.
Des exemples concrets
- Steve Proulx, coach et conférencier
Prenons Steve Proulx, qui a perdu la vue à 21 ans, et qui a choisi de devenir coach et conférencier après une carrière de 22 ans en développement de l’employabilité.
«C’est difficile aujourd’hui d’évaluer si je suis victime de ma cécité, car je ne suis pas vraiment devant les gens qui prennent connaissance de mes publications sur les médias sociaux. Par contre, ceux et celles qui font affaires avec moi la perçoivent souvent comme une force en coaching plutôt qu’une faiblesse. Je suis à l’écoute et je n’évalue pas les gens sur leur apparence, mais par qui ils sont et par ce qu’ils me racontent», explique-t-il.
- Maude Massicotte, fondatrice de l’OBNL DéfPhys Sans Limite
Autre exemple : Maude Massicotte, fondatrice de l’OBNL DéfPhys Sans Limite, née avec un handicap physique et auditif. Maude a lancé DéfPhys Sans Limite dans le but d’accompagner les adultes de 18 à 30 ans ayant un handicap ou des handicaps physiques vers une meilleure inclusion sociale.
« J’ai toujours ressenti l’envie de contribuer, d’être utile et de redonner. Mon parcours m’a permis de constater à quel point certaines personnes en situation de handicap, comme moi, peuvent se sentir isolées ou limitées par le manque de ressources nécessaires à leur bien-être. Avoir une vie sociale et participer pleinement à la société est un droit fondamental, mais, malheureusement, dans notre société, cela reste un luxe pour bien des personnes en situation de handicap. Je voulais créer un espace où ces personnes se sentent valorisées, soutenues et où elles peuvent s’épanouir pleinement en tant que citoyennes et citoyens à part entière», précise-t-elle.
DéfPhys Sans Limite représente donc pour elle un projet personnel et collectif. Et Maude l’a conçu comme un levier pour répondre aux défis qu’elle a elle-même rencontrés, tout en faisant un choix conscient et aligné avec ses valeurs de solidarité et d’entraide.
- Mathieu Lamarche, fondateur du Groupe GDI
Mathieu Lamarche, fondateur du Groupe GDI, est également un bel exemple à considérer. L’entreprise de Mathieu fait des immeubles 100% accessibles. Mathieu est devenu tétraplégique en 2002 à la suite d’un accident de moto.
« Au début, quand j’ai démarré mon entreprise en 2010, ce n’était pas mon plan de départ de construire des immeubles accessibles. D’ailleurs, le premier immeuble que j’ai fait ne l’était pas du tout. C’est après l’avoir construit que je me suis rendu compte que je ne pouvais même pas y entrer seul. Et depuis j’en ai fait une mission. Non seulement je peux désormais entrer moi-même dans les immeubles que j’ai construits, mais toutes les personnes handicapées peuvent aussi en profiter », raconte-t-il.
- Cynthia Benoit, présidente de Eversa
Et finalement, Cynthia Benoit, présidente de Eversa, une entreprise qui accompagne ses clients vers une démarche d’accessibilité et d’inclusion grâce à une vaste gamme de services linguistiques de qualité. Cynthia est sourde et la langue principale de travail utilisée par les membres de son équipe est la langue des signes québécoise (LSQ).
« Avec une telle langue de travail qui est à 100% accessible pour l’équipe, on n’est pas limités dans nos opérations internes par la pénurie d’interprètes», précise-t-elle. Ainsi, ayant une équipe composée en grande partie de personnes sourdes et malentendantes, Eversa se démarque par une culture d’entreprise qui favorise beaucoup la collaboration et des valeurs très fortes comme l’inclusion et la diversité, profondément ancrées dans leurs façons de faire. C’est ce qui leur permet de penser à des services accessibles dès la conception, et non après coup.
«Faire de la sensibilisation auprès de nos clients et partenaires est très important pour nous. Au-delà de simplement fournir un service, nous créons de l’emploi pour les personnes sourdes et malentendantes tout en valorisant les forces de chacun.e.», ajoute-t-elle.
Un soutien limité qui freine la croissance
Malgré leur talent, ces entrepreneurs sont sous-représentés. En 2017, seulement 0,5% des PME canadiennes étaient majoritairement détenues par des personnes en situation de handicap, un chiffre qui n’a pratiquement pas bougé depuis 2007.
Patrick Wray et Chloé Poitevin-DesRivières, les auteurs de l’étude de la Société de recherche sociale appliquée, mentionnent aussi que ces entreprises emploient moins de personnel : 70 % d’entre elles ont entre 1 et 4 employés, contre 54,8 % pour l’ensemble des PME. Pourquoi ? Un accès restreint au financement, les investisseurs percevant encore ces projets comme risqués, alors que les données prouvent le contraire.
Donner les mêmes chances à tous
Les entrepreneurs en situation de handicap ne demandent pas de faveur. Ils veulent simplement avoir les mêmes chances que les autres d’exploiter pleinement leurs richesses.
Leur innovation, leur résilience et leur capacité à réinventer les modèles d’affaires sont des atouts précieux. Encore faut-il que les institutions financières, les investisseurs et les décideurs économiques commencent à les voir comme une force économique à part entière, et non comme un cas particulier. Il est temps de cesser d’ignorer ce potentiel.