AMM : voici pourquoi il serait injustifié de rejeter les demandes anticipées

Le 16 février, la ministre déléguée à la Santé et aux Aînés, Sonia Bélanger, a déposé le projet de Loi modifiant la Loi concernant les soins de fin de vie et d’autres dispositions législatives.

S’il est adopté par l’Assemblée nationale, le PL 11 fera du Québec l’une des rares sociétés du monde (avec la Belgique, le Luxembourg, les Pays-Bas et la Colombie) à autoriser les demandes anticipées d’aide médicale à mourir (AMM), en prévision de l’inaptitude.

Alors que le plus récent rapport du Comité mixte spécial sur l’AMM du Parlement canadien appuie les demandes anticipées et que la Société Alzheimer du Canada accueille le projet de loi 11 avec soulagement, d’autres voix expriment leur inquiétude face à l’idée que l’on puisse recevoir l’aide médicale à mourir, alors même qu’on ne peut plus réitérer sa volonté.

Nous sommes professeur·e·s de philosophie morale et politique. Ayant respectivement coprésidé, et assisté comme analyste-experte et rédactrice, le Groupe d’experts sur l’aide médicale à mourir et la question de l’inaptitude mandaté par Québec, nous avons eu l’occasion d’entendre de nombreux témoignages, aussi bien en faveur qu’en défaveur de la mise en place d’un tel régime, et d’étudier les risques qui y sont associés.

Selon nous, les préoccupations raisonnables que peut susciter la mise en œuvre d’un régime de demandes anticipées ne doivent pas conduire à son rejet catégorique, mais plutôt à son encadrement rigoureux.

Ce que la loi permet formellement

Depuis 2015 au Québec, et 2016 dans l’ensemble du Canada, les adultes aptes au consentement, qui vivent avec une maladie grave et incurable entraînant des souffrances physiques ou psychiques constantes et insupportables, peuvent formuler une demande d’aide médicale à mourir.

Depuis mars 2021, la nouvelle loi fédérale n’exige plus que la mort de la personne soit raisonnablement prévisible pour qu’elle puisse bénéficier de l’AMM. Au Québec, en 2022, selon la Commission sur les soins de fin de vie 66 % des personnes ayant reçu ce soin en 2022 étaient atteintes de cancer, 7 % de maladies cardiaques ou vasculaires, 7 % de maladies pulmonaires, et 10 % de maladies neurodégénératives ou neurologiques qui n’affectent pas l’aptitude au consentement.

Ce qui, en pratique, est réellement possible

Pour l’heure, bien que les personnes qui vivent avec le diagnostic d’une maladie neurocognitive dégénérative (comme la maladie d’Alzheimer, par exemple) peuvent, en vertu de la loi et formellement, formuler une demande d’AMM, il est probable qu’une forte proportion d’entre elles ne puisse pas, en pratique, la recevoir — à moins d’une interprétation très souple et généreuse des autres critères d’admissibilité par les médecins traitants.

En effet, la condition des personnes qui vivent les premiers stades d’évolution de leur maladie ne satisfait pas, la plupart du temps, l’ensemble des critères d’éligibilité (sous une interprétation stricte de ceux-ci, du moins). D’abord, elles n’expérimentent généralement pas encore un déclin avancé de leurs capacités ni de souffrances physiques ou psychiques constantes et insupportables.

Ni éligibles à l’AMM alors qu’elles sont encore autonomes et aptes au consentement, ni éligibles une fois inaptes, elles sont de facto exclues de l’accès à l’aide médicale à mourir.

Alors que tous les citoyens, sans distinction, devraient jouir des mêmes droits, (non seulement formellement, mais en pratique), l’accès à l’aide médicale à mourir se trouve actuellement différencié selon la nature de la maladie qui les affecte et des capacités qu’elle compromet. Il s’agit d’un facteur moralement aussi hasardeux qu’arbitraire.

La demande anticipée afin de faire valoir son droit à l’autodétermination

Interdire les demandes anticipées reviendrait à abandonner ces personnes à leur souffrance et à leur sort lorsqu’elles seront arrivées aux derniers stades de leur maladie, leur donnant comme seul recours possible la signature d’un refus de traitement anticipé.

Nous croyons que le fait de vivre avec une maladie neurocognitive dégénérative ne devrait pas nous priver du droit de choisir une fin de vie exempte de souffrances insoutenables et conforme à nos valeurs. Pour les personnes qui souffrent de maladies menant à l’inaptitude, la demande anticipée représente le seul moyen de faire valoir leur droit fondamental à l’autodétermination.

Les personnes vivant avec de la démence ou une dégradation de leurs capacités cognitives étant toutefois particulièrement vulnérabilisées, il convient de prendre au sérieux les risques que pourrait représenter un régime de demandes anticipées. C’est en gardant ces risques en tête que nous pouvons mieux penser les conditions essentielles qui devraient être réunies pour que leur autorité soit reconnue.

Se projeter dans un avenir inconnu

L’une des principales difficultés lors des demandes anticipées d’AMM découle de l’effort d’imagination et d’abstraction requis de la part de la personne qui les rédige. Il faut qu’elle anticipe les différentes maladies qu’elle pourrait vivre, ainsi que la manière dont elle réagira, dans un futur hypothétique, face à ces épreuves.

Rédiger une directive anticipée d’aide médicale à mourir, suggèrent ses opposants, revient à avancer à tâtons, dans l’obscurité la plus totale, tout en prenant un risque dont l’issue ne peut être que fatale.

Pourtant, bien que ce risque « d’anticiper le mauvais choix » puisse sembler déterminant, il est possible d’y répondre en exigeant que la rédaction de la demande ne se fasse justement pas à l’aveuglette, mais à la suite de la réception d’un diagnostic de maladie grave et incurable. Ayant reçu son diagnostic, la personne sera accompagnée et guidée par le personnel médical et soignant, ainsi que ses proches. Elle pourra avoir une bonne compréhension de sa maladie et de son évolution probable, et sera mise au fait des autres options cliniques qui s’offrent à elles.

Difficile d’anticiper l’expérience vécue de la maladie

L’ajout de la condition de connaissance préalable du diagnostic répond donc à une partie du problème. Mais les détracteurs des demandes anticipées pourraient signaler d’autres difficultés potentielles.

En effet, même s’il était possible de rédiger une demande anticipée d’AMM en ayant une bonne compréhension de l’évolution probable de notre maladie, nos capacités d’anticiper l’expérience vécue de la maladie, au jour le jour, dans sa chair, demeureraient peu fiables. Nous pourrions nous imaginer préférer mourir, plutôt que de vivre une telle transfiguration de notre personnalité et dégradation de nos capacités physiologiques et cognitives. Or, il n’est pas impossible que, le moment venu, nous nous soyons relativement bien adaptés à notre condition médicale (comme en attestent certains cas de personnes vivant une démence dite « heureuse », au moins, à certains stades modérés de la maladie).

En effet, des études de psychologie sociale (dont certaines sont rappelées dans cette lettre ouverte, suggèrent que lorsqu’il s’agit d’anticiper un déclin progressif de nos capacités physiques (mais nous pourrions étendre cette réflexion aux déclins physiologiques et cognitifs), notre réflexe premier est de focaliser notre attention sur les pertes entraînées par la maladie et le handicap.

On ne peut d’ailleurs pas progresser dans la réflexion sur l’aide médicale à mourir en faisant fi du capacitisme, de l’âgisme et du sanisme (la discrimination fondée sur les capacités, l’âge et la santé mentale) qui façonnent historiquement nos institutions et législations. Ils pèsent sur notre culture sociétale et influencent nos choix : les préjugés et les stéréotypes négatifs couramment associés au déclin cognitif et à la dépendance risquent en effet de teinter négativement notre appréhension d’un futur en situation de maladie et d’inaptitude.

Le critère de souffrance demeure fondamental

Ces considérations sont fondamentales, mais nous croyons qu’elles ne vont pas à l’encontre des demandes anticipées. Elles ne remettent pas en question les autres critères d’admissibilité à ce soin, parmi lesquels se trouvent les souffrances physiques ou psychiques constantes et insupportables.

On peut reconnaître l’importance que revêt, pour certaines personnes, la possibilité de rédiger une demande anticipée d’AMM sans pour autant sacrifier l’attention qui devra être portée à leur manière de vivre l’épreuve de leur maladie, le temps venu. S’il se trouve que la personne qui avait enregistré une demande anticipée d’AMM se soit bien adaptée à sa condition, qu’elle n’expérimente pas la souffrance insupportable qu’elle anticipait et jouit encore d’une certaine qualité de vie, elle n’obtiendra tout simplement pas l’aide médicale à mourir, qui vise ultimement le soulagement des souffrances.

On est loin de « la mort à la carte » ou de « la mort sur demande » qui a été dénoncée à quelques reprises dans les médias au cours des dernières années.

La demande anticipée d’aide médicale à mourir, tout comme le refus de traitement, demeure jusqu’ici le meilleur moyen d’assurer que les choix qui seront pris à notre sujet lorsque nous n’aurons plus la capacité ou la conscience de les faire, traduisent le plus fidèlement possible les valeurs qui nous définissaient.

Publié le 30 mars 2023
Par Naïma Hamrouni, Professeure agrégée de philosophie et titulaire de la Chaire de recherche du Canada en éthique féministe, Université du Québec à Trois-Rivières (UQTR) & Jocelyn Maclure, Full Professor of Philosophy, McGill University