Les organismes à but non lucratif (OBNL) sont-ils laissés à eux-mêmes au Québec ? En cas de bisbille interne ou d’abus de pouvoir des dirigeants, l’absence de recours utile est remarquée sur le terrain. Certains montrent du doigt des règles imprécises et une loi « désuète » qui gagnerait à être modernisée notamment pour prévenir les conflits.
Les OBNL québécois sont partout, et touchent à nos vies d’une multitude de façons. Si on les associe souvent au milieu communautaire, certains sont voués au logement abordable, à la défense de l’environnement, voire à divers sports et loisirs.
Quand tout va bien, ces organismes réalisent de grandes choses. Mais quand le feu est pris à l’interne, certains disent que la loi peut être facilement bafouée et qu’il n’y a pas moyen de faire respecter ses droits sauf en saisissant les tribunaux — une décision onéreuse pour de simples bénévoles.
« Les [organisations sans but lucratif], elles peuvent être excessivement performantes, et ça peut faire des miracles. Mais ça peut être une coquille remplie de fraude et de mauvaises intentions », explique Stéphane Parent, directeur général d’Espace OBNL, un organisme voué à la formation des gestionnaires et à la diffusion de connaissances. Selon lui, les pires sont les OBNL privés, sans employés ni financement gouvernemental, car ils « ont moins de structures ».
Quand le feu est pris
De récents cas ont mis en lumière des conflits pouvant les secouer, comme la crise de gouvernance au Musée des beaux-arts de Montréal ou encore la vente à des intérêts privés du Faubourg Mena’Sen, un complexe de logements abordables pour personnes âgées à Sherbrooke. Des locataires ont intenté une action collective, notamment pour faire annuler la transaction, et soutiennent que les administrateurs de l’OBNL se sont approprié le produit de la vente, soit quelque 18 millions.
Le Devoir s’est aussi entretenu avec des ex-membres de l’Association des collectionneurs d’armes du Bas-Canada, Jean Forest et Yves Boies. Redoutant des accrocs à la loi et une mauvaise gestion de la part du conseil d’administration, ils affirment avoir demandé dès 2019 des explications, ainsi qu’à voir les livres et registres de l’OBNL.
L’association a refusé : elle soutenait dans sa réponse, une lettre d’avocat, ne pas avoir de siège social où ces registres pouvaient être consultés.
Les deux membres rapportent avoir alors demandé au CA — avec d’autres — d’organiser une assemblée générale extraordinaire. Autre refus. Le CA a « tout fait dans les règles », a déclaré l’actuelle présidente, Agathe Émond, qui ajoute que leurs accusations sont « complètement non fondées ». De toute façon, il n’y avait pas le nombre de signatures requis pour que le CA soit tenu de la convoquer, dit celle qui était administratrice à cette époque, car certains des signataires n’étaient plus membres, faute d’avoir renouvelé leur adhésion. Le CA leur a suggéré d’attendre l’assemblée générale annuelle (AGA) pour faire valoir leurs doléances.
Les deux hommes se demandent comment ils auraient pu savoir que des signataires n’étaient plus en règle, puisqu’on leur a refusé l’accès à la liste des membres. Mme Émond explique que la loi l’empêche de diffuser les renseignements personnels des membres. Certains des experts consultés par Le Devoir lui donnent raison.
Les deux hommes ont ensuite convoqué eux-mêmes l’assemblée extraordinaire. Sauf que M. Forest a été suspendu avant sa tenue et que finalement, ils ont été tous deux expulsés avant l’AGA.
Inacceptable, a indiqué Normand Gilbert, un ex-formateur du Centre St-Pierre, désormais retraité, qui a oeuvré dans le monde communautaire pendant 40 ans. Il rapporte avoir vu au cours de sa carrière bien des conflits miner les organismes, lui qui a accompagné les deux hommes dans leurs démarches.
De son côté, le CA reproche à MM. Forest et Boies des comportements nocifs, et déduit que leur but était de prendre les rênes de l’association : pour preuve, il souligne que l’assemblée spéciale avait parmi ses objectifs le remplacement de chacun des membres du CA.
Un conflit similaire a opposé des membres de la Société polonaise-canadienne d’aide mutuelle et certains de ses dirigeants, à qui il a été reproché de gérer l’OBNL québécois comme leur propriété personnelle. Trois actions en justice ont été intentées, des deux côtés du conflit — une est toujours en cours. On peut y lire diverses allégations, notamment que les administrateurs cachent les états financiers et la liste des membres et qu’un homme qui a protesté contre ces façons de faire a été expulsé. Les dirigeants, eux, estiment que ce sont les membres contestataires qui nuisent à l’organisme et qu’ils se sont déclarés élus sans droit.
Selon l’avocate spécialisée en litige commercial et en gouvernance, Me Karine Chênevert, bien des conflits surviennent quand des membres ont une « vision différente » de la façon dont l’organisme devrait réaliser sa mission.
Parfois, des membres du CA prennent les commandes comme si l’organisme était à eux, mais elle a aussi vu des OBNL bien gérés, dotés d’un CA compétent, devant se battre contre « des membres qui contestent tout ». « Ça va des deux bords », résume l’avocate du cabinet Borden Ladner Gervais, qui enseigne au Collège des administrateurs.
Des recours ?
Les membres ont peu de pouvoirs, reconnaît Me Chênevert. « Leur pouvoir majeur demeure celui d’élire et de destituer les administrateurs. »
C’est la partie III de la Loi sur les compagnies qui régit les OBNL québécois.
Et on n’y trouve « à peu près pas de recours », ajoute Stéphane Parent, d’Espace OBNL.
« Et ceux qui existent sont compliqués et dispendieux, laisse tomber Me Patrice Blais, un avocat qui se spécialise notamment dans ce domaine. C’est une loi qui n’a pas de dents. » Datant de 1964, elle est « totalement désuète », affirme-t-il.
Pour obtenir les livres et registres, ou contester son expulsion, il est possible d’intenter une demande d’injonction. Une autre possibilité est de demander à la Cour supérieure de revoir la légalité des actions prises par le CA. « Mais c’est difficile et très coûteux », signale Me Blais. Il rappelle que les membres sont des bénévoles. Qui a envie de dépenser 8000 $ pour voir des registres ? demande-t-il. Pour cette raison, peu de conflits se retrouvent devant les tribunaux.
Quand ça va mal, est-il possible de demander au Registraire des entreprises de lancer une inspection sur un OBNL, un pouvoir prévu dans la loi ?
« Bonne chance », a répondu laconiquement Me Blais.
Après vérification, le Registraire n’a fait aucune enquête sur un OBNL au cours des 20 dernières années. Et si jamais il en fait une, il exigera un cautionnement — une somme d’argent — à ceux qui la demandent. « Ces frais peuvent s’avérer élevés, le tout dépendant de la complexité de l’inspection », indique l’organisme. Le mécanisme est peu utilisé, admet-il dans un courriel, notant « que la tendance actuelle est de confier les pouvoirs d’inspection aux tribunaux ».
« Ça n’a pas de sens », critique M. Gilbert.
De la méconnaissance, pas de l’abus
Selon Normand Gilbert, la majorité des OBNL se portent très bien. Quand des erreurs sont commises, c’est plus souvent parce que les bénévoles manquent de connaissances, pas par mauvaise foi, dit-il, ajoutant toutefois avoir vu des « cas extrêmes », de fraude, de magouille et d’abus de pouvoir.
M. Parent est du même avis. Pour lui, le problème numéro un est celui de la formation. Il dit avoir vu des responsables incapables de lire des états financiers !
De son côté, M. Gilbert estime qu’il devrait y avoir au moins un mécanisme de contrôle, dont une obligation de conciliation et une sorte d’« ombudsman du communautaire ». Il est d’avis qu’il faudrait modifier la loi pour limiter les abus et mieux encadrer la vie associative. Une nouvelle mouture législative pourrait prévoir, par exemple, qu’une association ne peut pas expulser un membre qui est signataire d’une demande d’assemblée extraordinaire.
Mais le gouvernement ne s’intéresse pas aux OBNL, déplore-t-il.
Pas mal tout le monde espère, ou a déjà demandé, une réforme de la loi, affirme M. Parent. Une question demeure en suspens, selon lui : comment lui donner du mordant sans créer une structure trop rigide qui risquerait d’enlever aux OBNL la marge de manoeuvre nécessaire à leur mission ?
La loi fédérale sur les OBNL a été mise à jour, mais celle du Québec a à peine été retouchée depuis sa création.
Mais une réforme de la loi ne semble pas être dans les cartons à court terme du ministre des Finances, responsable des OBNL. « On analyse la situation pour évaluer si des changements sont possibles et souhaitables », a indiqué par courriel le cabinet d’Eric Girard.
La loi pourrait être plus simple, plus facile à comprendre, juge Me Chênevert, notamment pour ceux qui n’ont pas d’avocat pour les conseiller. D’ailleurs, interrogés par Le Devoir sur les obligations du CA, plusieurs experts n’étaient pas du même avis.
Stéphane Parent croit qu’une bonne partie de la clé se trouve entre les mains des bailleurs de fonds, qui peuvent notamment favoriser la formation, par exemple en donnant de l’argent à des organismes dont les dirigeants ont suivi des formations en gouvernance. De plus, les OBNL qui reçoivent de l’argent public sont soumis à des exigences supplémentaires de reddition de comptes.
Dans le monde du sport, un code de gouvernance a été imposé aux OBNL qui reçoivent du financement public. « C’est une première exploration, dit M. Parent. Est-ce que cela va fonctionner ? On va le voir à long terme. »