L’accès aux aliments, autre obstacle quand on a un handicap

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Des étagères inaccessibles dans les supermarchés aux comptoirs trop élevés à la maison, les barrières physiques qui guettent les personnes en situation de handicap représentent l’un des principaux obstacles à la sécurité alimentaire de cette population.

Lorsque la nutritionniste-diététiste Karine Pelletier intervient auprès de la clientèle du CIUSSS de l’Est-de-l’Île-de-Montréal, elle constate un scénario récurrent : les personnes en situation de handicap reçoivent des soins à domicile pour combattre la dénutrition.

Ce sont des gens qui ont eu une perte de poids en raison de ça, explique-t-elle. Parfois, la préparation des repas est difficile, l’accessibilité aux épiceries est ardue, la manipulation dans la cuisine demeure impossible, la fatigue freine l’exécution des tâches requises, la douleur chronique empêche de cuisiner des recettes élaborées, ou la dysphagie oblige l’adaptation des textures.

Barrières physiques et financières

Ces barrières physiques ne se tiennent pas seules. Elles forment un mur mitoyen avec les difficultés financières qui plombent le garde-manger de cette population. Une étude de l’Université de Toronto publiée en 2019 démontre que les personnes ayant un handicap et qui vivent dans la Ville Reine sont plus à risque de souffrir d’insécurité alimentaire que le reste de la population en raison d’obstacles physiques et économiques.

Les barrières physiques à la mobilité ont été localisées au sein de la maison, des quartiers, des systèmes de transport et des lieux destinés à l’alimentation, peut-on lire dans la recherche de Naomi Schwartz. Un revenu limité conduit souvent à de plus grands obstacles physiques pour accéder à la nourriture (par exemple, un logement ou un transport inadéquat) et une capacité réduite de surmonter ces mêmes barrières physiques.

Selon un article sur la littérature scientifique traitant de handicaps et d’insécurité alimentaire publié dans Health & Place en 2019, les défis associés aux courses liées à l’alimentation et à la préparation des repas poussent les personnes vivant avec un handicap à acheter de la nourriture ultratransformée, plus chère et moins nutritive que la nourriture ordinaire, pour combler leurs besoins.

La difficulté de manger santé

La coordonnatrice adjointe de l’Institut national pour l’équité, l’égalité et l’inclusion des personnes en situation de handicap (INÉÉI – PSH), Maude Massicotte, observe une escalade de problèmes découlant des obstacles à la sécurité alimentaire.

« Les gens se tournent vers un régime alimentaire insuffisant ou basé sur la consommation de produits ultratransformés. Ça peut les entraîner à développer d’autres problèmes de santé. C’est un cercle vicieux où le mode de vie sain prend le bord. »

— Une citation de  Maude Massicotte

Julie refuse d’opter pour des produits en conserve ou déjà préparés, comme elle l’explique sous le couvert de l’anonymat. Les aliments frais, cuisinés selon les recettes qu’elle concocte depuis son enfance, demeurent le socle de son alimentation. Les conséquences de la polio l’empêchent de se mouvoir sans béquilles depuis ses 2 ans. Depuis son quartier d’adoption de Côte-des-Neiges, elle parcourt difficilement la distance la séparant des épiceries qui tiennent la nourriture qu’elle souhaite manger.

Ce n’est pas facile, parce qu’en venant d’un autre pays… il y a des nourritures qu’on n’est pas capable de manger, comme les aliments en conserve. Je suis obligée de me déplacer loin pour obtenir ce que je veux. Le transport reste compliqué. – Julie

Mère de famille monoparentale, elle peine à trouver des solutions pour faire ses emplettes à l’autre bout de la ville. Elle ne possède pas les sièges requis pour amener ses enfants avec elle dans le transport adapté et ne dispose pas d’un soutien social suffisant pour avoir l’aide de ses proches. Julie réussit tout de même à remplir les assiettes de sa famille, mais l’énergie déployée pour y arriver la désespère de plus en plus.

Malek Batal, titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur les inégalités en nutrition et santé, s’interroge sur les raisons qui poussent cette tranche de la population à être surreprésentée parmi les victimes de l’insécurité alimentaire. Plus une personne est pauvre, plus elle risque de se trouver en situation d’insécurité alimentaire. Pour le côté économique, on doit se demander : retrouve-t-on une accumulation de vulnérabilités? Ou une accumulation d’inégalités?

Selon le professeur au Département de nutrition de l’Université de Montréal, l’accès physique est au cœur des luttes contre la faim. Il cite la définition formelle du concept adopté au Sommet mondial de l’alimentation à Rome, en 1996 : La sécurité alimentaire existe lorsque tous les êtres humains ont, à tout moment, la possibilité physique, sociale et économique de se procurer une nourriture suffisante, saine et nutritive leur permettant de satisfaire leurs besoins et préférences alimentaires pour mener une vie saine et active.

La possibilité physique. On l’associe souvent aux problèmes liés aux déserts alimentaires, mais très peu à ceux des personnes ayant un handicap, selon M. Batal.

Les travaux scientifiques lui donnent raison. Bien que ces gens soient plus sujets à souffrir d’insécurité alimentaire que l’ensemble de la population, on en parle rarement lorsqu’on traite des sujets associés aux problèmes liés à la faim.

Découvrez les différentes réalités en cuisine lorsqu’on vit avec un handicap ou une maladie, dans notre notre dossier Pour une cuisine accessible à tout le monde.

Une aide alimentaire physiquement inaccessible

L’éléphant dans la cuisine demeure la discrimination et la stigmatisation sociale inhérentes à l’accès à la nourriture pour la population vivant avec un handicap. Selon la recherche publiée dans le journal scientifique Health & Place, de nombreux services, comme les prestations sociales et les programmes communautaires de soutien alimentaire, sont stigmatisés, ce qui influence le moment et la manière dont cette population y a accès.

Maude Massicotte s’est penchée sur l’aide alimentaire accessible offerte dans le cadre du projet Les sentinelles de la garde-manger. Force est de constater que de nombreux lieux de distribution de denrées ne sont pas adaptés aux personnes en situation de handicap.

Les banques alimentaires, ça reste difficile parce qu’elles sont souvent situées à des endroits inaccessibles pour les personnes à mobilité réduite ou en fauteuil roulant, notamment les sous-sols d’église, note-t-elle. Puis, les bénévoles ne savent pas toujours comment accueillir notre clientèle et s’adapter à ses besoins.

Corinne Lajoie, philosophe et étudiante à la maîtrise à l’Université d’État de Pennsylvanie (Penn State), aux États-Unis, estime que les défis d’accessibilité vécus par cette population ont leurs racines dans l’organisation capacitiste de nos sociétés.

« Le capacitisme, comme d’autres systèmes d’oppression, est un système très bien enlisé dans la manière dont nos sociétés fonctionnent. La dévaluation des personnes âgées et des personnes handicapées, c’est un phénomène que l’on voit encore beaucoup. »

— Une citation de  Corinne Lajoie

L’univers de l’alimentation n’y échappe pas. La manière d’acheter et de consommer nos aliments est très individualiste, soutient-elle. C’est imaginé pour une personne non handicapée qui a un véhicule pour se rendre à l’épicerie, qui a le temps de penser à son régime alimentaire et de le préparer.

Pour une société plus accessible

L’une des conclusions de Naomi Schwartz et de son équipe de recherche est que l’insécurité alimentaire des personnes en situation de handicap pourrait être réduite en augmentant leurs revenus avec des prestations d’invalidité et un revenu de base supplémentaire.

En juin 2022, le gouvernement fédéral a déposé un projet de loi pour créer la Prestation canadienne pour les personnes handicapées. De nombreux organismes, comme Le handicap sans pauvreté, militent pour l’accélération de son adoption. La loi C-22 vise à donner des prestations mensuelles aux personnes handicapées de 19 à 64 ans.

Cet automne, le Plan d’action national pour l’inclusion des personnes en situation de handicap a été dévoilé par Ottawa. Selon ce document, l’un des quatre piliers de l’initiative requiert des actions visant à éliminer les obstacles de nature physique et liés à la communication et aux attitudes qui empêchent les personnes en situation de handicap de participer pleinement à leur collectivité et à l’économie. La nouvelle prestation canadienne s’inscrit aussi dans les actions visées par le fédéral.

D’après Corinne Lajoie, il demeure impératif de voir les handicaps comme des caractéristiques inséparables de l’existence humaine plutôt que des anomalies.

On a tous des limitations, et notre corps n’est jamais quelque chose que l’on peut contrôler complètement, affirme-t-elle. L’idée du corps comme outil de performance est inculquée dès le jeune âge. Ça devient alors naturel de percevoir le handicap comme quelque chose à éviter à tout prix. Mais ça fait partie de l’expérience humaine. Il faut le considérer ainsi.

Publié le 26 octobre 2022
Par Carolle-Anne Tremblay-Levasseur