L’attente pour une chirurgie non urgente varie selon… votre code postal

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L’attente explose en chirurgie au Québec, mais les délais s’allongent de façon inégale selon les hôpitaux, si bien que des patients malchanceux poireautent des années de plus pour une même opération simplement en raison de leur code postal.

À peine 12 km séparent l’Hôpital Santa Cabrini et l’Hôpital général juif, à Montréal. Or, un patient qui doit être opéré au genou attendra en moyenne 76 semaines au premier, contre 15 au deuxième. Une différence… de plus d’un an. 

En Montérégie, le délai pour une chirurgie de la cataracte est quatre fois plus long à Châteauguay (40 semaines) qu’à Saint-Jean-sur-Richelieu (neuf semaines). 

Au Saguenay, une chirurgie bariatrique prend jusqu’à cinq fois plus longtemps à Chicoutimi (75 semaines), qu’à Roberval (14 semaines). 

Il s’agit ici des délais moyens d’avril 2021 à février 2022. Les données d’avril 2022 récemment publiées par le ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS) montrent même des délais encore plus longs. 

Un record de patients

Avec près de 160 000 personnes en attente d’une chirurgie non urgente au Québec, le délai d’attente est une information importante pour les patients. 

Car la loi prévoit qu’un malade peut être opéré où il le souhaite. Mais dans les faits, il est presque impossible d’avoir son mot à dire. 

«Il ne peut plus choisir», reconnaît l’omnipraticienne Joanie Tremblay-Pouliot, des Médecins québécois pour le régime public. Auparavant, le patient allait lui-même porter sa requête dans les hôpitaux. 

Mais, depuis l’arrivée du Centre de répartition des demandes de service (CRDS), en 2016, le médecin de famille achemine la demande à un système informatisé de la région. Les hôpitaux et les spécialistes y ont ensuite accès. 

«Pourquoi y a-t-il autant de disparités, même à l’intérieur de Montréal?» s’étonne la Dre Tremblay-Pouliot, qui ne comprend pas pourquoi les malades ne sont pas mieux répartis. 

Le Journal présente ici les délais moyens pour cinq chirurgies (genou, hanche, bariatrique, d’un jour, cataracte). 

Compilée par le ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS), l’attente est calculée à partir du moment où le patient rencontre le chirurgien qui va l’opérer. 

Encore plus long

Or, ce délai moyen du MSSS n’est qu’une partie de l’attente totale. Il faut aussi comptabiliser l’attente entre la requête au CRDS et le premier rendez-vous avec le chirurgien. Certains patients attendent des années pour cet appel. Le MSSS ne compile d’ailleurs pas ces deux délais. 

«Le patient ne devrait pas souffrir de son code postal. Mais essayer de changer ça, ça va être un défi majeur», réagit le Dr Serge Legault, vice-président de la Fédération des médecins spécialistes du Québec (FMSQ).

D’ailleurs, des spécialistes s’empressent de voir des patients inscrits au CRDS, ce qui gonfle leur liste d’attente, afin de mettre de la pression pour obtenir du temps opératoire. 

«Les gens essaient tout pour leur clientèle. Ça joue dur entre les spécialités», avoue le Dr Jean-François Joncas, président de l’Association des orthopédistes du Québec. 

Défi complexe

La FMSQ ajoute qu’un comité ministériel réfléchit présentement à une liste d’attente régionale basée sur la priorité opératoire. Un défi complexe, où la prise en charge des complications postopératoires doit être prévue. 

Le Dr Serge Legault insiste aussi sur l’importance du lien de confiance entre le patient et son chirurgien, qui pourrait écoper dans un tel système. 

«Des patients sont prêts à attendre trois mois pour avoir une chirurgie plus près, et d’autres sont prêts à faire 500 km pour passer plus vite. On devrait respecter les préférences du patient», estime Maude Laberge, chercheuse en santé au CHU de Québec. 

Difficile d’envoyer le patient ailleurs

Le système de prise de rendez-vous pour voir un spécialiste est embourbé dans une bureaucratie qui empêche les médecins de famille d’envoyer les patients où l’attente est moins longue, déplorent-ils. 

«On n’a pas de pouvoir là-dessus», déplore le Dr Sylvain Dion, vice-président de la Fédération des médecins omnipraticiens du Québec (FMOQ). 

Depuis 2016, le Québec a mis en place le Centre de répartition des demandes de services (CRDS). Lorsqu’un patient doit consulter un spécialiste, son médecin de famille envoie une demande dans le système, qui trouve ensuite un rendez-vous. 

Bien que la loi sur la santé et les services sociaux prévoit qu’un patient peut choisir l’endroit où il veut être soigné, les médecins de famille se butent à une bureaucratie qui les empêche d’envoyer des gens dans une autre région.

Un patient peut préciser à son médecin de famille l’endroit où il veut être soigné, mais c’est loin d’être garanti, avoue la FMOQ.

«Envoyer quelqu’un de la Rive-Sud sur l’île de Montréal, c’est compliqué», résume le Dr Dion. 

C’est pas toi qui décide…

«C’est le CRDS qui décide! déplore le Dr Dion. Quand je sais que je vais toujours me buter à une fin de non-recevoir du CRDS […] je ne veux pas faire des demandes à répétition. On se bute à cette bureaucratie-là», dit-il. 

Au ministère de la Santé et des Services sociaux, on précise que des transferts sont possibles dans des cas d’exception, et qu’ils ne sont donc pas offerts pour répondre aux enjeux d’accès. 

En effet, plusieurs médecins interrogés par Le Journal ont en tête des histoires de chicanes régionales, où des patients ont été renvoyés dans la région où ils habitent. 

Or, l’Association des orthopédistes du Québec souligne que des ententes pour transférer des patients dans des régions plus performantes existaient avant le CRDS. 

Système imposé

«Ça nous a été imposé, dit le président Dr Jean-François Joncas, à propos du CRDS. On aurait pu s’en passer.» 

La FMOQ assure quant à elle ne pas s’opposer aux transferts régionaux. 

«Le CRDS est un système très, très imparfait. Mais les intentions de base étaient bonnes, de rapprocher le patient de son traitement», dit le vice-président, Dr Serge Legault. 

Par ailleurs, la FMOQ croit que le CRDS est un bon outil qui permet d’avoir une idée globale de l’attente. Or, on déplore que les délais prévus ne sont pas respectés et que le suivi est difficile. 

Ce qui dit la loi

Selon la Loi sur la santé et les services sociaux :

«Toute personne a le droit de choisir le professionnel ou l’établissement duquel elle désire recevoir des services de santé ou des services sociaux. Rien dans la présente loi ne limite la liberté qu’a un professionnel d’accepter ou non de traiter une personne.» 

Or, des critères limitent ce droit :

  • la disponibilité et la capacité des hôpitaux
  • l’état des listes d’attente
  • le lien de confiance établi avec le médecin traitant
  • la disponibilité des professionnels

Québec vise à opérer 90 % des patients dans un délai de 6 mois pour certaines chirurgies (cataracte, bariatrique, genou, hanche).

Après 6 mois, l’hôpital doit offrir une deuxième option au patient : changer de chirurgien ou d’hôpital, aller dans une autre région ou dans un Centre médical spécialisé (CMS). 

Les patients ont le choix d’accepter ou de refuser l’offre. Or, «dans le contexte actuel où tous les établissements ont des listes d’attente importante, il n’est pas possible de proposer une deuxième offre aux usagers», écrit le ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS). 

Source : ministère de la santé et des services sociaux (MSSS)

Un accès inéquitable au privé

Les contrats entre des cliniques privées et des hôpitaux pour opérer des patients au privé sont inéquitables, déplorent des médecins, puisque ceux qui ont signé des ententes en premier sont mieux servis. 

«C’est certain que l’offre est dans une logique de free for all, avoue le Dr Hugo Viens, copropriétaire de la clinique DIX30. Les ententes contractuelles avec les CISSS amènent une inégalité, c’est clair.» 

Depuis la pandémie, plusieurs hôpitaux ont signé des ententes avec des cliniques privées de chirurgies, appelées Centres médicaux spécialisés (CMS), pour y opérer des patients. À noter que le patient ne paie pas un sou pour sa chirurgie, et est opéré par son médecin. 

La chance aux plus rapides

«Au début de la crise, il fallait agir vite, et les contrats avec les cliniques spécialisées, c’était premier arrivé, premier servi», note le Dr Salin Lahoud, président de l’Association des ophtalmologistes du Québec. 

«Certains hôpitaux ont eu des contrats et accès aux salles d’opération, mais la région d’à côté n’a pas eu accès à ces contrats-là assez vite parce que les administrateurs n’étaient pas assez allumés pour trouver une solution rapidement», dit-il. 

Considérant le retard des chirurgies au Québec, les CMS constituent une ressource importante pour réduire les délais. Or, chaque Centre intégré de santé et de services sociaux (CISSS) négocie ses propres contrats, confirme le ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS). 

Résultat : un patient qui vit dans une région bien pourvue en contrats avec des CMS risque d’être opéré bien avant un autre citoyen qui doit attendre à l’hôpital. 

«En ce moment, ce qui fait la plus grosse différence [dans le délai], c’est les CMS dans la région ou pas», constate le Dr Michel Dunberry, direc- teur du bloc opératoire de l’hôpital de Joliette, qui n’a aucune entente. 

Écart important

L’été dernier, l’hôpital de Laval opérait à 111 % de sa capacité, grâce aux CMS. Au même moment, Lanaudière ne roulait qu’à 67 %. 

À Brossard, la clinique de chirurgie Dix30 a des contrats avec les trois CISSS de la Montérégie. Or, même si les hôpitaux de Châteauguay et de Salaberry-de-Valleyfield ont les pires délais, leur accès au CMS est récent, et limité. 

Selon le MSSS, il y a actuellement des travaux en cours pour uniformiser les contrats de chirurgies auprès des CMS. 

Publié le 14 mai 2022
Par Héloïse Archambault – Avec la collaboration de Charles Mathieu