Le parcours du combattant des aînés en ville

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Jeanne Hamel marche sur le trottoir le long du boulevard Pie-IX, dans le quartier Hochelaga-Maisonneuve, avec Dazy, sa petite chienne de race shih tzu. Cette retraitée de 65 ans observe les six voies de circulation où filent à toute allure, dans un vacarme assourdissant, des voitures et des camions lourds.

En approchant de la rue Sainte-Catherine, qui traverse le boulevard, le stress l’envahit : « On n’a pas assez de temps pour traverser. Il faut courir, ce n’est pas évident », dit-elle en soupirant.

Depuis cinq ans qu’elle habite un logement social dans le quartier, à deux pas du Port de Montréal, Jeanne Hamel a constaté que cette intersection est une des plus dangereuses du secteur. Les piétons ont 22 secondes pour franchir les six voies du boulevard Pie-IX. La traversée donne des sueurs froides aux personnes vulnérables : les virages brusques des véhicules, qui arrivent de la rue Sainte-Catherine pour tourner sur le boulevard Pie-IX pendant la traversée des piétons, font partie du quotidien. La priorité aux piétons n’est que théorique.

« Il y a souvent des accidents. Ça roule vite. L’autre jour, une auto est passée à ça de moi ! » raconte-t-elle.

Jeanne Hamel n’est pas la seule à frémir en marchant dans son quartier. Les villes québécoises mettent à l’épreuve la résilience des personnes âgées. Comme partout en Amérique du Nord, les rues sont conçues pour les voitures. La priorité est de favoriser la « fluidité » de la circulation. Tant pis pour les piétons, encore plus ceux qui se déplacent avec un déambulateur (marchette), en fauteuil roulant ou à bord d’une voiturette électrique.

« La place des aînés et des personnes vulnérables en ville est importante. Malheureusement, ces personnes sont les grandes oubliées de l’aménagement urbain », dit Mikael St-Pierre, urbaniste et designer au Centre d’écologie urbaine de Montréal (CEUM).

Il y a tout de même de l’espoir. Les villes et les responsables de la santé publique prennent conscience de la nécessité d’adapter les infrastructures aux aînés. Le vieillissement de la population ne leur donne pas le choix. En 2036, le quart des Québécois seront âgés de plus de 65 ans (contre 16 % en 2011). Dans quatre décennies, ce sera près du tiers.

Le CEUM et le Conseil régional de l’environnement de Montréal (CRE-Montréal) tiendront ainsi, à la fin du mois de novembre, une journée de formation qui vise à « favoriser le vieillissement actif par un environnement bâti inclusif et durable ». Une soixantaine de participants sont attendus — pour la plupart des professionnels de la santé publique qui peuvent influer sur l’aménagement de leur ville.

But de l’opération : aménager des rues conviviales, pour que tout le monde puisse se rendre à pied à la clinique médicale, au supermarché, à la pharmacie ou à la bibliothèque. Sans risquer de se faire frôler les oreilles par une camionnette.

« On n’arrête pas de dire aux aînés de sortir, de bouger, de marcher, mais si la ville n’est pas aménagée en conséquence, on n’y arrivera peut-être pas », dit Nilson Zepeda, chargé de projets au CRE-Montréal.

Volonté politique

L’élection d’une série de maires et de mairesses progressistes, aux élections municipales de novembre 2021 — et même avant —, est un autre signe encourageant pour un aménagement urbain mieux adapté aux usagers les plus vulnérables, souligne-t-il.

« La volonté politique, on la voit. La Ville de Montréal, les arrondissements et des villes de région agissent, parce qu’une partie de l’électorat le demande », ajoute Nilson Zepeda.

L’ancien maire du Plateau-Mont-Royal Luc Ferrandez a été un précurseur en faisant la vie dure aux automobilistes pour rendre son arrondissement plus sûr pour les piétons et les cyclistes. La mairesse Valérie Plante et son équipe ont continué dans la même voie. Quitte à parfois faire grincer des dents : certains trouvent qu’elle n’en fait pas assez pour les transports actifs, d’autres se plaignent de l’élimination d’espaces de stationnement pour aménager des pistes cyclables.

Des villes de taille moyenne, comme Magog, Coaticook, Victoriaville ou Drummondville, ont aussi pris le virage de l’accessibilité universelle à leur façon, note Hugo Quintin, chargé de projet au CEUM.

Les ingrédients d’un aménagement convivial pour les personnes vulnérables sont bien connus, notent les experts. Des îlots, au centre des larges boulevards, pour permettre aux piétons de traverser en deux temps. Des trottoirs plus larges. Des saillies de trottoir aux coins des rues pour diminuer la distance à traverser. Ralentir la circulation. Signaliser clairement les traverses de piétons, avec des feux clignotants.

Mais aussi, pour les aînés : planter des arbres le long des trottoirs pour faire de l’ombre durant les chaudes journées d’été. Installer des bancs (à l’ombre) pour permettre de faire des pauses. Enlever les obstacles (cônes orange, panneaux de signalisation) qui encombrent les trottoirs. Bien déneiger les trottoirs. Dégager les bouches d’égout pluvial, au coin des rues, pour éviter la formation de grandes flaques d’eau lors de la fonte des neiges ou par temps pluvieux.

Des « zones santé »

De nouvelles initiatives voient le jour : un projet pilote de « zones santé », inspirées par les zones scolaires autour des écoles, prendra place autour de trois établissements montréalais qui accueillent des personnes âgées.

Ce projet vise à « mieux transformer les abords et les accès de ces trois installations au profit d’un environnement urbain plus sécuritaire, convivial et “marchable” pour tous ses usagers », explique Mikael St-Pierre, du Centre d’écologie urbaine de Montréal.

Le CEUM et le Centre intégré universitaire de santé et de services sociaux du Centre-Sud-de-l’île-de-Mont­réal vont mettre à l’essai une série de stratégies qui visent à encourager les déplacements actifs autour de ces trois endroits que sont les centres d’hébergement Paul-Bruchési et Manoir-de-l’Âge-d’Or, dans le Plateau-Mont-Royal, et l’Institut universitaire de gériatrie de Montréal, dans l’arrondissement Côte-des-Neiges–Notre-Dame-de-Grâce.

Une autre solution fait son chemin parmi les décideurs en santé publique : des études d’impact sur la santé pour les nouveaux projets d’aménagement urbain, calquées sur les études d’impact environnemental. Les experts évaluent l’effet des chantiers proposés sur la qualité de l’air, la mobilité active, les îlots de chaleur, les personnes vulnérables…

« On ne peut plus aménager les villes comme au siècle dernier. Ça n’enlève rien aux automobilistes : en faisant de la place pour les transports actifs, il y a moins de voitures, donc moins de bouchons de circulation », dit Mikael St-Pierre.

Publié le 07 novembre 2022
Par Marco Fortier