Encore aujourd’hui, de nombreuses barrières s’érigent sur le chemin des Québécois ayant des limitations physiques ou mentales dans leur quête d’un emploi à la hauteur de leurs compétences. Une discrimination persistante que souhaitent contrer plusieurs entreprises d’économie sociale situées notamment dans les deux plus grandes villes de la province.
Jean-Baptiste Nkurunziza est bardé de diplômes. Originaire du Burundi, où une guerre civile lors de laquelle il a été torturé et poignardé lui a paralysé les mains, le Montréalais cumule notamment une formation en droit, un baccalauréat en science politique et une maîtrise en science politique spécialisée en affaires publiques et internationales, obtenue en 2016 à l’Université de Montréal.
Or, après avoir été auxiliaire d’enseignement de 2014 à 2016 dans cette université, puis avoir œuvré dans le milieu communautaire, l’homme au regard franc s’est retrouvé dans une impasse. « Je pouvais faire le processus pour occuper un poste, et quand je rencontrais les membres du comité qui présentaient le poste et tout ça, ils changeaient d’idée », raconte M. Nkurunziza, qui estime avoir été victime de discrimination basée sur son handicap.
En 2019, il a finalement trouvé un emploi de lieutenant en sécurité pour l’entreprise d’économie sociale Axia Services, dans l’arrondissement de Saint-Léonard, où Le Devoir l’a rencontré vendredi. « Même si je gagne moins que j’espérais par rapport à mes études, ce n’est pas grave. Parce qu’ici, ça représente mes valeurs », ajoute-t-il.
L’entreprise d’économie sociale pour laquelle il travaille s’est donné comme mandat d’embaucher en grande majorité des employés ayant des limites sur le plan physique ou mental grâce au soutien financier d’Emploi-Québec.
Parmi les 650 employés de l’entreprise, qui compte aussi des installations à Laval, on compte Raymond Lavoie, 59 ans. Ce dernier a travaillé pendant une trentaine d’années « dans le milieu du transport », avant que la diminution de sa capacité visuelle lui fasse perdre son permis de conduire. « C’était un deuil, parce que tu ne peux pas oublier 30 années de ta vie », confie-t-il, entouré de collègues occupés par l’emballage de bâtons de cannelle.
« C’est difficile de trouver un travail normal. On peut seulement en trouver dans les endroits adaptés », soupire Sophie Longpré, elle aussi rencontrée dans cette usine montréalaise.
Une situation qui témoigne de l’importance de mieux financer, mais aussi de faire connaître les 37 entreprises adaptées présentes au Québec, relève la directrice générale d’Axia Services, Pauline Pitocin.
« Il y a encore du chemin à faire pour que les gens sachent que ces ressources-là existent », soutient Mme Pitocin, qui rappelle que des entreprises comme la sienne offrent différents services, dont l’accès à des intervenantes psychosociales, afin de faciliter la rétention des employés ayant divers handicaps.
Car les entreprises adaptées vivent elles aussi la pénurie de main-d’œuvre, relève celle qui a d’ailleurs organisé une journée portes ouvertes dans les locaux de l’entreprise vendredi. « Demain, si vous emmeniez 50 personnes ayant des limites qui se cherchent un emploi, elles auraient [toutes] un emploi », dit-elle. « Nous aussi, on a un besoin en matière d’embauches. »
Assembler une communauté
À Québec, le Groupe TAQ fait figure d’anomalie. Même si la ville connaît le plus bas taux de chômage du Canada, l’ensemble des 500 postes de l’entreprise sont pourvus. « Il y a un effet “wow” à travailler ici », explique le directeur général de la firme, Gabriel Tremblay. « Tous les jours, nous sentons que nous changeons la vie des gens. »
Dans cette entreprise de sous-traitance, le travail se fait le sourire aux lèvres et la fierté au coin de l’œil. Les tâches à effectuer sont souvent simples, mais elles mènent quelque 350 employés en situation de handicap à un bonheur parfois difficile à trouver.
« En entreprise ordinaire, chacun travaille chacun pour soi, indique Simon Motard-Thibault entre deux découpes de plastique. Ici, on a de l’ambiance. Nous sommes vraiment une équipe, et je peux parler avec mes patrons. » L’employé de 30 ans a travaillé comme manutentionnaire dans le passé. « On s’est rendu compte que j’avais quelques petites difficultés. C’était trop intense pour moi, raconte-t-il. On me demandait tout le temps de fournir à la planche. » Ici, il contribue à son rythme à la production de raquettes, et ainsi au fait que le Groupe TAQ se hisse parmi les plus importants fabricants du monde dans le domaine.
L’entreprise d’économie sociale confectionne différents produits, mais c’est surtout une communauté qu’elle permet d’assembler.
Anne Simard, atteinte de paralysie partielle depuis sa naissance, travaille depuis 40 ans au sein du groupe. C’est ici qu’elle a rencontré ses amis et son amoureux, David, avec qui elle s’apprête à célébrer 10 ans de tendresse. « Mon travail m’a aidée à m’épanouir dans ma vie personnelle », raconte la dame de 60 ans. Doyenne de l’équipe, elle a connu trois patrons et vu l’entreprise grandir — jusqu’à brasser des chiffres de ventes de 17 millions de dollars aujourd’hui.
L’entreprise prospère tout en restant fidèle à ses valeurs sociales. « On voit vraiment que les gens sont heureux parce que, pour la première fois de leur vie, ils se sentent respectés quelque part », souligne M. Tremblay.
Le directeur général insiste sur la contribution que les personnes handicapées peuvent apporter à l’économie et à la société. « Il y a encore 110 000 personnes handicapées sur l’aide sociale au Québec. Sur les 110 000, je suis convaincu qu’il y en a 5000 ou 10 000 qui peuvent travailler. Imaginez le potentiel ! » explique-t-il.
En trois ans, donne le patron en exemple, 13 000 personnes handicapées ont quitté l’aide sociale après avoir été recrutées par le secteur privé. « Ça représente 200 millions de dollars de sauvés pour le gouvernement. Par année ! En avez-vous entendu parler pendant la campagne ? »