Qui a envie de « devenir un fardeau » pour ses proches ? Savoir que certains mots sont lourds de sens est important, autant pour vous que pour l’équipe médicale qui les emploie.
L’auteur est gériatre, épidémiologiste et chercheur au Centre hospitalier de l’Université de Montréal. Il est aussi l’un des cofondateurs et l’expert médical de l’entreprise Eugeria, qui s’est donné pour mission d’améliorer le quotidien des personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer.
Vous êtes atteint d’une maladie mortelle et vous avez une décision cruciale à prendre à propos de votre santé. L’équipe médicale vous demande de choisir entre deux options de soins. La première est une intervention chirurgicale qui peut vous sauver, mais qui comporte un très haut risque de complications et de perte d’autonomie. La seconde est de vous diriger d’emblée vers des soins palliatifs, c’est-à-dire des soins qui ne visent pas à guérir la maladie, mais à réduire vos souffrances et préserver votre confort. Que choisissez-vous ?
Évidemment, votre réponse variera selon la maladie que vous avez, votre état de santé global, votre âge et vos expériences passées avec le système de santé. Malgré l’incertitude, il y a de fortes chances que ce qui déterminera votre décision soit vos valeurs, vos conditions de vie ainsi que les risques et les bénéfices attendus de l’intervention.
Mais un autre élément pourrait peser dans la balance à votre insu… Ce sont les mots qu’emploiera l’équipe médicale. Des termes comme « acharnement » ou « perte d’autonomie » peuvent vous influencer au point de modifier votre décision. C’est la conclusion surprenante d’une étude que nous avons menée au Centre hospitalier de l’Université de Montréal et publiée l’an dernier.
Des mots lourds de sens attribués au hasard
L’effet de la communication sur la prise de décision est bien connu dans les domaines de la psychologie et de l’économie comportementale. Les experts du marketing s’en servent d’ailleurs abondamment !
En médecine, des chercheurs s’étaient déjà intéressés à l’importance pour un médecin de choisir les bons mots quand il s’adresse à son patient, en oncologie notamment. Cependant, l’effet du choix des mots n’avait pas été étudié dans le contexte où une personne doit prendre une décision individuelle au sujet de l’intensité des soins qu’elle veut recevoir. Avec une résidente en gériatrie, la Dre Béatrice Paradis, d’autres médecins-chercheurs et moi avons voulu mieux comprendre le pouvoir des mots que nous utilisons tous les jours. Nous avons ainsi soumis un questionnaire à 100 participants, des patients et leurs accompagnateurs. Chacun lisait cinq courts textes présentant chacun une situation clinique différente et deux options de soins, une axée sur des soins curatifs invasifs et l’autre, sur des soins palliatifs.
L’un de ces textes présentait par exemple l’histoire d’une personne de 80 ans vivant encore chez elle sans aide, et même assez autonome pour jardiner. Aux premiers stades de la maladie d’Alzheimer, cette personne se met à souffrir de fortes douleurs abdominales, car une partie de son intestin a arrêté de fonctionner. Elle doit alors faire un choix déterminant : subir une opération invasive dont le taux de survie est de 90 %, mais qui comporte 40 % de risque de la laisser dans un état où elle aurait besoin de soutien au quotidien ; ou opter pour des soins palliatifs.
Pour chaque situation, deux versions présentaient exactement le même texte, à l’exception d’un détail : dans l’une des deux, on ajoutait des mots lourds de sens comme « acharnement », « devenir légume », « perte d’autonomie », « vivre dans la dignité » et « devenir un fardeau ». Les participants recevaient l’une ou l’autre des versions de façon aléatoire. Ils devaient ensuite dire s’ils choisiraient les soins curatifs ou palliatifs s’ils se trouvaient dans la situation décrite. Nous avons analysé si la présence ou l’absence des mots lourds de sens dans ces énoncés identiques avaient un effet sur leur décision.
Les résultats ? La présence de mots lourds de sens pour décrire les soins curatifs a fait que 65 % des participants ont plutôt choisi les soins palliatifs, alors qu’ils n’ont été que 38 % à le faire lorsque ces mots étaient absents, une différence substantielle de 27 points de pourcentage. Parmi les mots que nous avons testés, c’est le concept d’« acharnement » qui a eu le plus de poids : en sa présence, 75 % ont choisi les soins palliatifs, contre 34 % en son absence, soit plus de deux fois plus ! Aucun doute possible, le choix des mots a un effet marqué sur les décisions individuelles lorsqu’il s’agit d’opter pour des soins curatifs ou palliatifs.
Comment expliquer cet effet ?
L’objectif de notre étude était de démontrer que certains mots ont un effet implicite, sans que les participants s’en rendent compte ; nous ignorons donc ce qui a motivé le choix des participants et en quoi la présence ou l’absence de certains mots faisaient pencher la balance. Néanmoins, nous pouvons noter que les mots choisis pour l’étude ont tous une charge émotionnelle importante (comme « dignité ») et beaucoup ont une connotation négative (comme « fardeau »). Ces mots sollicitent des processus décisionnels intuitifs et inconscients du cerveau que le psychologue nobélisé Daniel Kahneman nomme le « système 1 ». Dans son livre magistral Les deux vitesses de la pensée, il oppose ces processus décisionnels intuitifs rapides à ceux, plus lents, délibérés et conscients, du « système 2 ».
La plupart d’entre nous aimons croire que nous sommes rationnels et donc mus par notre « système 2 ». Mais comme le démontrent cette étude et bien d’autres, nos décisions, même les plus significatives, sont souvent prises par le « système 1 » et influencées par des éléments dont nous n’avons pas toujours conscience, des biais cognitifs.
Le pouvoir des mots, la responsabilité des soignants
Dans l’étude, les mots lourds de sens ont été insérés aléatoirement, mais dans la vie réelle, on peut penser que l’équipe médicale les emploiera en fonction des circonstances. Selon l’information qu’elle veut transmettre et parfois selon l’effet qu’elle désire avoir sur le processus de décision, il lui arrivera de moduler la communication et les mots choisis (c’est le cas aux soins intensifs, par exemple).
Pour les professionnels de la santé, nos résultats montrent d’abord qu’ils doivent être conscients du pouvoir des mots qu’ils utilisent, en particulier lors de situations chargées émotivement. Ensuite, du point de vue plus large de l’éthique et de la déontologie, existe-t-il des circonstances où le recours à des termes lourds de sens serait acceptable, voire préférable ? Y a-t-il des situations où il est primordial que la personne comprenne entièrement et explicitement ce qui l’attend, selon l’une ou l’autre des options choisies ? Quelle responsabilité ont les professionnels de la santé lorsqu’ils utilisent ces mots ?
Pour l’heure, ces questions restent en suspens… et seront l’objet d’une étude que nous sommes à préparer.