Pour commencer, fermez les yeux. Puis gardez-les fermés jusqu’à la fin de la pièce de théâtre. Laissez-vous guider par le son. Marchez sur la scène et avancez la main pour toucher.
C’est la forme de théâtre et de danse que pratiquent depuis quelques années Laurie-Anne Langis et Audrey-Anne Bouchard, qui ont travaillé ensemble notamment sur la pièce « Camille. Un rendez-vous au-delà du visuel« , présentée à plusieurs reprises depuis 2019. Leur travail se veut accessible à tous les publics, dont les non-voyants et les personnes sourdes. Les personnes voyantes sont pour leur part invitées à se bander elles-mêmes les yeux pendant l’exercice. La démarche des deux artistes était mise en valeur récemment lors d’une journée consacrée aux pratiques et esthétiques de la diversité capacitaire, organisée par la Chaire de recherche du Canada sur la citoyenneté culturelle des personnes sourdes et les pratiques d’équité culturelle.
« Je me suis demandé : c’est quoi, la danse, si elle n’est pas vue ? » dit la chorégraphe Laurie-Anne Langis en entrevue.
Photo: Marie-France Coallier – Le Devoir. Selon la coordonnatrice du développement artistique pour le Rideau vert Erika Malot, le public non voyant est plus difficile à atteindre que celui des sourds et des malentendants.
Audrey-Anne Bouchard est pour sa part atteinte d’un trouble de la vue qui la prive de sa vision centrale. Les deux femmes se sont rencontrées sur une production de danse à laquelle Mme Bouchard participait comme éclairagiste. « Elle venait sur scène avec les danseuses pour sentir la lumière, raconte Laurie-Anne Langis. Elle utilise aussi beaucoup sa vue, mais sa façon sensorielle d’approcher le travail m’interpellait. »
Denise Beaudry, travailleuse sociale, mère de quatre enfants et non-voyante elle-même, a participé à l’élaboration de la pièce en relatant son expérience de spectatrice. « Quand ils [les créateurs] ont monté la pièce, ils ont fait venir des personnes non voyantes, raconte-t-elle. J’ai trippé, j’ai vraiment trippé. Tout était fait pour une personne qui ne voit pas. Ils ont tout créé à partir de zéro. »
Mme Beaudry se tenait sur le plancher où la scène était jouée et devait donner des commentaires sur ce qu’elle percevait. Si la scène implique qu’un groupe de personnes est au restaurant, par exemple, il faut pouvoir localiser les différents personnages, et éviter la cacophonie s’ils parlent tous en même temps.
Des ateliers tactiles
L’idée de rendre les arts vivants plus accessibles aux personnes dites de la « diversité capacitaire » fait tranquillement son chemin au Québec. Le soir de notre entretien, Denise Beaudry se rendait au théâtre du Rideau vert, où on inaugurait, avec la pièce Le fils, un tout nouveau système de théâtrodescription et d’interprétation en langue des signes. Avant la première de la pièce, elle s’était rendue à un atelier tactile, à l’invitation du théâtre, avec un groupe de non-voyants. Pour mieux suivre la pièce au moment de la présentation, le groupe était invité à monter sur la scène, à toucher les costumes et les accessoires. « L’exercice de l’atelier tactile, cela se fait assez peu », dit Erika Malot, coordonnatrice du développement artistique pour le Rideau vert, qui est responsable du tout nouveau programme d’accessibilité.
Photo: Marie-France Coallier – Le Devoir . L’idée de rendre les arts vivants plus accessibles aux personnes dites de la «diversité capacitaire» fait tranquillement son chemin au Québec.
Presque toutes les pièces de théâtre de la saison du Rideau vert seront ainsi adaptées aux publics non voyant et sourd ou malentendant, mais pas la revue de l’année 2022, qui est trop liée à l’actualité pour se plier aux délais de traduction en langue des signes. « C’est vraiment un phénomène qui prend de l’ampleur, dit Mme Malot. Chez les anglophones, le Centre Segal est vraiment un précurseur. MAI [Montréal, arts interculturels], qui est aussi un diffuseur, fait également beaucoup de choses. Il y a aussi des initiatives ponctuelles », dans d’autres théâtres.
« D’habitude, quand je vais voir des spectacles de danse ou de théâtre, et qu’il n’y a pas d’audiodescription, je me fais décrire le spectacle, dit Denise Beaudry. Il y a des gens autour de moi qui décrivent très bien. Ils sont habitués. Ils m’en décrivent des bouts, puis à d’autres moments, ils se concentrent sur ce qu’ils voient. »
Selon Mme Malot, le public non voyant est plus difficile à atteindre que celui des sourds et des malentendants.
Des initiatives comme celles d’Audrey-Anne Bouchard et de Laurie-Anne Langis permettent, inversement, à des publics voyants ou entendants de se mettre dans la peau de ceux qui sont privés de ces sens. « Je me rends compte que les voyants sont moins à l’aise ou plus vulnérables, dit Mme Langis. Ils ne sont pas habitués à l’inconnu que la perte de vision apporte. »