Les droits des personnes handicapées sont systématiquement ignorés dans les politiques d’adaptation aux changements climatiques, et ce, par tous les ordres gouvernementaux, constate une nouvelle étude (Nouvelle fenêtre) du programme de recherche sur l’action climatique inclusive (DICARP) de l’Université McGill, qui rappelle que ces personnes sont pourtant les plus touchées par les conséquences des conditions météorologiques extrêmes.
Kristen Robillard vit avec la sclérose en plaques depuis plus de 20 ans. Elle se déplace avec une canne et, depuis peu, utilise parfois un fauteuil roulant. Pour elle, le plus difficile, c’est la chaleur. Depuis quelques années, c’est de plus en plus chaud, de plus en plus longtemps, comme cet automne, on a 15 degrés et nous sommes mi-novembre, souligne-t-elle.
La sclérose en plaques est une maladie du système nerveux central. Le système immunitaire s’attaque à la myéline, une gaine protégeant les fibres nerveuses dans le cerveau, la moelle épinière et les nerfs optiques. La chaleur et l’humidité affectent particulièrement les personnes qui en sont atteintes.
« La myéline qui entoure les nerfs s’effrite, le signal pour qu’on se rafraîchisse passe mal. La chaleur nous touche rapidement, et ça prend du temps pour se rafraîchir. Dès qu’on a un peu chaud, il faut qu’on aille tout de suite se rafraîchir, car le processus est plus long, vu que le signal ne passe pas au nerf. »
— Une citation de Kristen Robillard, atteinte de la sclérose en plaques
On se sent comme un spaghetti al dente, on est tout mou, décrit Mme Robillard, qui est également présidente de la section Montréal de la Société canadienne de la Sclérose en plaques. D’autres personnes souffrant de sclérose en plaques ont des problèmes visuels. À cela s’ajoutent des problèmes de stabilité, de mobilité et de confusion. Il y a donc des risques de blessures, on peut tomber, précise-t-elle.
Un Canadien sur cinq vit avec un handicap
Comme elle, plus de 20 % de la population canadienne vit avec un handicap, indique le professeur Sébastien Jodoin, de la Faculté de droit de l’Université McGill, coauteur de l’analyse Les droits des personnes handicapées dans les politiques climatiques canadiennes, qui vient d’être publiée. Avec son équipe, il a révisé les politiques climatiques des provinces, du gouvernement fédéral et des plus grandes municipalités du pays afin de voir si celles-ci mentionnent les personnes handicapées et ont des mesures en place pour assurer leur résilience.
Constat : les personnes handicapées sont largement négligées dans les politiques canadiennes d’adaptation au climat.
Les villes examinées dans le cadre de cette étude sont Toronto, Montréal, Vancouver, Calgary, Edmonton, Ottawa-Gatineau, Winnipeg, Hamilton, Kitchener-Waterloo-Cambridge et Barrie. Au total, 85 politiques climatiques ont été analysées.
« À peine 60 % de ces documents mentionnent, au moins une fois, les personnes handicapées, mais avec des références très vagues à leur vulnérabilité. On n’a trouvé aucune politique ni de mesures concrètes pour assurer leur sécurité dans le contexte de la crise climatique. »
— Une citation de Sébastien Jodoin, professeur de droit à l’Université McGill
Pourtant, les personnes handicapées sont les plus touchées par les changements climatiques, rappelle le professeur. Ce sont les personnes qui sont en train de mourir, littéralement, dans différents événements climatiques, notamment les vagues de chaleur, souligne-t-il.
Surmortalité des personnes handicapées
La vague de chaleur de 2018 à Montréal a fait plus de 60 morts. En 2021, celle à Vancouver en a tué plus de 800. Ce qu’on voit, c’est que les trois quarts des victimes avaient des handicaps, donc c’est essentiel qu’il y ait des mesures pour assurer leur sécurité et leur permettre de s’adapter, comme ces épisodes vont juste devenir de plus en plus fréquents et intenses, souligne le professeur Jodoin.
Sébastien Jodoin précise que les données des coroners ont permis de montrer qu’environ 75 % des victimes vivaient avec un handicap. À Montréal, par exemple, un quart des victimes avaient la schizophrénie. Donc, c’est un taux de mortalité qui est 500 fois la part de leur population au Québec, dit-il. En cause, la médication notamment, qui affecte la capacité à vivre avec la chaleur, mais aussi l’isolement social et les moyens financiers, qui sont des conséquences de ce trouble de santé mentale.
À Vancouver, Rabbit Richards, qui se déplace avec une canne, a vécu la vague de chaleur de 2021 dans la métropole britanno-colombienne. Son regret : les alertes provinciales ne ciblent pas les personnes vivant avec des handicaps. Les alertes s’adressent à ceux sans problèmes de santé, sans prise de médicaments, dit Rabbit Richards.
En marginalisant davantage ces populations, celles-ci ne savent pas toujours comment réagir lorsque surviennent les vagues de chaleur, croit Rabbit Richards, qui ajoute : Difficile pour elles de savoir si l’alerte s’applique à leur cas. Pour pallier ce problème, des personnes en situation de handicap ont elles-mêmes créé un site Internet (Nouvelle fenêtre) prodiguant des conseils et de l’entraide.
Des populations doublement marginalisées
En 2020 déjà, la haute-commissaire adjointe des Nations unies aux droits de l’homme, Nada Al-Nasif, rappelait que les personnes handicapées sont touchées de manière disproportionnée par les impacts des changements climatiques, et cela s’explique notamment par le fait que la plupart des personnes handicapées vivent dans la pauvreté.
L’associée de recherche au Réseau d’action des femmes handicapées du Canada, Sonia Alimi, le voit au quotidien.
« La pauvreté, main dans la main avec les changements climatiques et les situations de handicap, sont étroitement liées. L’eau polluée et le fait de vivre à côté d’une décharge d’ordures produisent des situations de handicap, et ce sont les populations les plus pauvres qui vont vivre ces situations. Et s’il y a un événement climatique, ce sont aussi les personnes plus touchées, car laissées pour compte. »
— Une citation de Sonia Alimi, associée de recherche au Réseau d’action des femmes handicapées du Canada
Les barrières imposées par ces handicaps constituent donc un facteur de risque qui est accentué, dans le contexte de l’adaptation aux changements climatiques, par l’absence de services, de mesures de planification pour assurer la sécurité de ces personnes, estime le professeur Sébastien Jodoin.
S’adapter pour survivre
Kristen Robillard, elle, tente de s’adapter. Elle achète des pochettes de glace qu’elle place sur ses poignets. Il en existe également à disposer dans son foulard, autour du cou, et même des vestes à poches où l’on place les pochettes de glace. Une planification est nécessaire, parce qu’aussitôt qu’on a chaud, c’est presque trop tard, selon elle.
Ce qui était auparavant occasionnel est toutefois devenu coutumier au cours des dernières années. Les soupapes d’air sont de plus en plus restreintes pour des personnes comme elle. Maintenant, mes pochettes de glace sont à portée de main, car j’en ai besoin souvent. Cet été, il a fait très chaud et on ne veut pas être mal pris, alors on fait plus attention à la température maintenant, dit-elle. Le climat lui impose un handicap de plus.
« Ça change la vie des gens, je crois, il y a plus d’isolement, certains décident de ne plus sortir, à cause de la chaleur. »
— Une citation de Kristen Robillard
Manque de mesures concrètes
Kristen Robillard se rappelle avoir reçu un dépliant du ministère de la Santé portant sur la chaleur accablante, avec des recommandations sur ce qu’il fallait faire. On y parlait des personnes âgées, des enfants, mais pas des personnes qui ont des handicaps, se rappelle-t-elle.
Les solutions proposées ne sont pas toujours adaptées : aller au cinéma nécessite d’avoir de l’argent, mais aussi un accès à du transport adapté. Il y a un manque de chauffeurs, donc c’est aussi un problème, à un moment donné ils ont arrêté d’accepter un accompagnateur, raconte Mme Robillard.
La mobilité et l’accessibilité posent d’ailleurs des défis majeurs. Lors des feux de forêts et des inondations, il n’y a pas toujours de plan pour assurer du transport adapté, note M. Jodoin. Il n’y a pas toujours de refuge accessible partout au Canada. Il y a des barrières physiques, indique-t-il.
Les provinces ont des plans d’urgence pour faire face aux catastrophes, mais qui ne prennent pas en compte les spécificités et les besoins des personnes handicapées, ce qui explique leur surmortalité lors d’événements extrêmes.
Rabbit Richards rappelle aussi que les centres de refroidissement ne peuvent pas être l’unique réponse aux changements climatiques des municipalités et exacerbent certaines inégalités.
La Commission ontarienne des droits de la personne rapporte ainsi que l’accessibilité à ces centres est parfois un défi. Les gens ont besoin de refroidissement là où ils vivent dans leur logement. Nous ne pouvons pas planifier uniquement pour les personnes qui peuvent s’y rendre. Il faut un changement structurel, insiste Rabbit Richards.
Des recommandations précises
Sébastien Jodoin a contacté les ministères pour tirer la sonnette d’alarme. Le Canada a signé un traité qui l’oblige à considérer les droits des personnes handicapées dans toutes les politiques pouvant les affecter, rappelle le professeur. Il est toutefois heureux de voir que les rencontres s’accélèrent et se dit convaincu que des mesures concrètes vont rapidement être mises en place.
Il rappelle qu’il y a urgence à agir dans un contexte où les événements climatiques extrêmes s’accélèrent au pays depuis les dernières années et où la population est vieillissante.
Pour cela, le professeur Jodoin préconise des actions concrètes : avoir un système en place pour communiquer avec les gens en amont d’un événement climatique, de même qu’avoir des refuges accessibles et des transports adaptés. Il aimerait aussi voir un programme permettant aux gens de s’adapter dans leur propre domicile. Des adaptations, comme des thermopompes permettant de l’air climatisé, plus efficacement, par exemple, souligne-t-il.
Il s’agit aussi de permettre à ces personnes de participer activement à la lutte contre les changements climatiques. Difficile de réduire les émissions de GES lorsqu’on n’a pas accès aux stations de métro. Difficile également de réduire l’utilisation du plastique quand les pailles sont le seul moyen adéquat pour boire. Les pailles en métal peuvent présenter un risque pour la sécurité lors de consommation de substances chaudes, l’option réutilisable peut présenter un risque pour les personnes immunodéprimées, car difficiles à stériliser, ou des risques d’étouffement en cas de spasmes et tremblements, rappelle ainsi l’étude.
Rabbit Richards espère que de nouvelles politiques climatiques prendront en compte les risques de morbidité de certaines personnes.
« Les effets secondaires existent aussi, certains ayant des handicaps se préparent à mourir de cette façon, à cause de la chaleur. Et nous ne sommes pas seulement confrontés à la mortalité, mais aussi à la morbidité : nous sommes de plus en plus malades. »
— Une citation de Rabbit Richards, personne handicapée
Ses recommandations? Des arbres placés de manière plus égale à travers la ville, pas seulement dans les quartiers les plus riches, et davantage de planification. Car prendre soin les uns des autres est une chose, selon Rabbit Richards, mais ce ne sera clairement pas suffisant pour survivre aux événements météorologiques extrêmes que le pays s’apprête à vivre dans les prochaines années.