Ils souffrent de diabète, d’asthme, de sclérose en plaques, mais ne s’estiment pas en situation de handicap. Et n’en parlent pas à leur employeur, même si leur pathologie a des répercussions sur leur vie professionnelle.
Sophie se souvient très bien du jour où son médecin lui a annoncé qu’elle souffrait d’une polyarthrite rhumatoïde (une maladie inflammatoire chronique qui touche les articulations). Elle avait 25 ans. « Je ne comprenais pas pourquoi il avait l’air si catastrophé, se souvient cette juriste parisienne. Pour moi, ce doigt gonflé, c’était trois fois rien. » Sauf que, après le doigt, c’est le poignet, puis le genou, les orteils… qui se mettent, de mois en mois, à s’enraidir. « J’avais toujours mal quelque part », raconte la quinquagénaire. Durant quinze ans, la jeune femme ne souffle pourtant pas un mot de ses symptômes, ni à son patron ni à ses collègues. « Je me disais toujours que ça allait passer », lâche-t-elle, jusqu’à ce jour où les douleurs l’empêchent de sortir de son lit.
L’histoire de Sophie est presque banale. Selon l’enquête de la Drees « Vie quotidienne et santé », en 2021, 10 millions de Français d’âge actif déclarent avoir une maladie ou un problème de santé chronique, autrement dit une pathologie qui, la plupart du temps, évolue et nécessite une prise en charge pendant plusieurs années. Cette définition de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) regroupe des maladies transmissibles (VIH, hépatite C…), non transmissibles (diabète, cancer…) et rares (mucoviscidose, myopathies…), mais aussi des troubles psychiques (dépression, schizophrénie…) et des atteintes anatomiques ou fonctionnelles (sclérose en plaques…).
Parmi les individus concernés, nombreux sont ceux qui, à l’instar de Sophie, ne comprennent pas qu’ils sont entravés dans leurs fonctions. Dans le déni, ils font, sur leur lieu de travail, comme si tout allait bien. Sur les 2,9 millions de RQTH (reconnaissance de la qualité de travailleur handicapé) délivrées en 2021, 20 % seulement étaient en lien avec une affection chronique. « Ces salariés sont souvent mal à l’aise avec le mot “handicapé”, confirme Emmanuelle Cadic, médecin du travail. Pour les inciter à se confier, je préfère leur demander si leurs problèmes de santé réduisent leurs capacités fonctionnelles et les handicapent. La différence est subtile, mais fondamentale. »
« Le déni est un réflexe de survie fréquent lors de l’annonce d’une maladie grave, avance l’anthropologue Charles Gardou, spécialiste des questions relatives au handicap. Il permet d’amortir le choc de la nouvelle. Dans le cas d’une pathologie chronique, il est parfois tentant pour le patient de s’installer durablement dans ce déni, pour ne pas être pris en pitié ou stigmatisé, notamment au bureau, où il est toujours mieux vu d’être bien portant. »
Le risque de mettre sa santé en danger
La situation personnelle du salarié impacte aussi, plus ou moins consciemment, sa décision de taire sa maladie. Lorsqu’on lui a détecté, à 34 ans, une fibromyalgie (un syndrome caractérisé par des douleurs diffuses dans tout le corps), Léa était sur le point de se séparer. « Ma priorité était de me relever et d’épargner mes enfants, explique cette cadre commerciale. Je ne voulais pas ajouter du malheur au malheur. » « Si on ne reconnaît pas la maladie, elle n’existe pas, analyse Charles Gardou. Et la vie devient plus viable. »
Nier une maladie ne suffit pourtant pas à empêcher les symptômes et les effets secondaires des thérapies de se manifester. « J’étais constamment fatiguée, raconte Léa. Pour tenir le coup, il m’arrivait d’aller m’allonger dans les toilettes. »
Se taire, c’est aussi rendre le parcours de soins plus complexe. A force de vouloir faire comme si de rien n’était, malgré son diabète diagnostiqué l’année de ses 15 ans, Alexia, elle, a souvent « oublié » d’aller se piquer sur son lieu de travail, au risque de mettre sa santé en danger. « Je ne me voyais pas m’éclipser d’un déjeuner entre collègues », s’excuse-t-elle presque.
Il n’empêche : quelles que soient les difficultés rencontrées, il est compliquépour un salarié atteint d’une maladie chronique d’admettre qu’il n’est pas comme les autres. Surtout au début, quand les symptômes sont encore gérables. Doit-il alors faire tout de suite état de ses problèmes ? « Plus un salarié parle tôt et mieux il pourra être accompagné et soulagé dans ses tâches quotidiennes », soutient Natacha Lavergne, référente handicap d’Eveha (Etudes et valorisations archéologiques).
Pour Simona Burgio De Simone, pilote de la mission handicap nationale de la Sécurité sociale, l’essentiel est que la personne sache qu’elle peut parler à tout moment sur son lieu de travail. « Pour exprimer ses besoins, comme arriver plus tard le matin, afin de pouvoir aller chez le kiné, explique-t-elle. Mais aussi pour lever toute ambiguïté quant à son attitude : elle n’est pas fainéante ou démotivée, mais fatiguée par son traitement. C’est ce à quoi visent les campagnes de sensibilisation au handicap en entreprise. »