M’as tu vu? pour une meilleure vision des jeunes, au-delà de leur déficience visuelle

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Étrange paradoxe: les jeunes personnes atteintes d’une déficience visuelle éprouvent parfois un malaise à s’afficher, visiblement, avec des aides qui rendent leur différence évidente aux yeux des autres: la canne blanche, le chien-guide ou l’outil d’aide à la lecture par ordinateur, en classe. Comme si nous ne voyions que ça, cet outil d’adaptation, cette différence, plutôt qu’elles et eux.

C’est pour dépasser cette barrière à la relation que, dans les capsules M’as-tu vu?, des jeunes vivant avec des handicaps variés livrent leur réalité quotidienne à Isabelle Rock, en démystifiant tous ces petits trucs ce qui leur permet de se réaliser, comme n’importe quel autre jeune.

Isabelle Rock travaille sur tout le territoire de la Mauricie et du Centre-du-Québec à titre de spécialiste en orientation et mobilité, dans le Programme de réadaptation en déficience visuelle du Centre intégré universitaire de santé et services sociaux (CIUSSS) de cette région. Durant le mois de février, elle a à cœur de mettre de l’avant la sensibilisation à la basse vision et à la réadaptation visuelle. Ses capsules M’as-tu vu?, diffusées principalement sur la page Facebook du même nom sont l’un des moyens qu’elle met de l’avant pour y arriver.

«Les capsules, ça nous permet de nous révéler au grand jour. On peut montrer aux autres jeunes qu’on n’est pas si différent d’eux, que nous aussi on a des activités, qu’on contribue à la société, qu’on a des rêves et qu’il y a beaucoup plus de choses qui nous rejoignent [les uns des autres] que celles qui nous éloignent.» Celle qui parle ici, c’est Éliane Doucet qui fait l’objet d’une des premières capsules M’as-tu vu?, dont elle a aussi composé la musique d’ouverture. Éliane voue d’ailleurs une passion à la musique qu’elle pratique notamment à l’école secondaire Ozias-Leduc, de Mont-Saint-Hilaire. La vidéo a généré plus d’un millier de vues sur Facebook et près de 500 sur YouTube.

La capsule M’as-tu vu? d’Éliane Doucet, passionnée de musique.

Un projet qui mijote depuis longtemps

Avant d’entreprendre sa nouvelle vocation en orientation et mobilité, Isabelle Rock a mené une carrière d’orthophoniste pendant 24 ans, dans le secteur public. C’est dire que son intérêt principal, c’est l’humain, sous toutes ses coutures et dans toute sa diversité.

«Quand j’ai commencé, comme orthophoniste, avec les jeunes et les familles, à force de les côtoyer – les personnes dysphasiques, par exemple – je savais que c’était peu connu dans la population en général. Comment faire pour renseigner les gens? Leur permettre de mieux comprendre, de mieux connaître… À cette époque, on n’avait pas accès aux réseaux sociaux, je n’étais pas qualifiée pour entrer dans les médias, je ne savais pas par quel bout prendre ça», raconte-t-elle.

De fil en aiguille, elle est amenée à faire des entrevues par vidéo avec certaines familles en réadaptation, le tout destiné à l’amélioration des pratiques des intervenants. Mais cela reste réservé à une diffusion en circuit fermé, auprès de gens déjà sensibles à ces réalités. Elle veut en faire plus, atteindre plus de gens, faire vivre de vraies rencontres.

En prenant contact avec sa nouvelle clientèle, des adolescents et jeunes adultes vivant avec une déficience visuelle, elle se met à l’écoute des leurs difficultés. «Quand on arrive à l’étape de dire: ça va te prendre une canne blanche pour ta sécurité, mais que tu as 15 ans et tu as toujours essayé de te débrouiller sans que ça paraisse trop, c’est difficile pour un jeune…», dit-elle, avec la conviction que ce serait beaucoup plus facile si les gens, autour, étaient mieux sensibilisés. Mettant toutes ses insécurités de côté, c’est à ce moment qu’elle décide de foncer.

«Je ne pouvais plus attendre! Ces jeunes-là me parlent de plein de choses qu’ils vivent à l’intérieur, de comment ils se perçoivent en tant que personnes qui ont des capacités, qui ont leurs rêves, leur quotidien, comme d’autres jeunes: ils vivent leur vie, ils ont leurs amis, leur hobby. Mais parce que dans le public, ils ont cette particularité-là affichée, ils ont l’impression qu’ils sont perçus juste pour ça et non pour tout ce qu’ils sont comme jeunes».

C’est ainsi qu’elle valide ses intuitions auprès de trois d’entre elles: Éliane, Sofia et Salma. Cette dernière, qu’elle a accompagnée à son entrée à l’Université Concordia, alors qu’elle devait tout apprendre: trajets d’autobus, de métro, nouvel environnement scolaire, et ce, avec sa canne et en portant le hidjab. «En parlant avec elles… ce que j’avais comme intuitions se concrétisait. Elles se trouvent très peu représentées, dans toutes les sphères de la société», observe Isabelle.

Sofia, pour sa part, vient d’accorder une deuxième entrevue à M’as-tu vu?, alors qu’elle est entrée à l’université:

À sa première participation, la jeune femme était au cégep.

Avec Isabelle, elle discutera entre autres de la persévérance scolaire et de l’importance des aides dont elle peut se prévaloir, avec sa déficience visuelle. «Les capsules M’as-tu-vu sont une source d’inspiration et mettent vraiment en valeur la persévérance et la détermination. Ça permet aussi d’inciter d’autres jeunes avec des handicaps à oser et à s’accomplir», souligne-t-elle.

La déficience visuelle méconnue

Pour Isabelle Rock, l’enjeu de la sensibilisation d’un public toujours plus large, comme elle le souhaite, vient répondre à un défi d’inclusion. Et à ce titre, elle perçoit une grande méconnaissance de la réalité spécifique à la déficience visuelle.

On le constate souvent, de tous les handicaps qui pourraient affecter l’être humain, la perte de la vue s’avère le plus terrifiant. Mais la plupart des gens croient que c’est une situation très tranchée: ou bien je vois correctement – avec ou sans lunettes – ou bien je suis complètement aveugle. Alors que l’éventail de possibilités entre les deux est beaucoup plus vaste.

Cette méconnaissance apporte son lot de préjugés et de fausses interprétations de la part de l’entourage. On se demande: comment se fait-il qu’il a une canne blanche, mais qu’il m’a dit bonjour Sophie? Ou bien: elle est capable de lire son cellulaire, mais elle a une canne blanche; est-ce qu’elle est vraiment aveugle? Est-ce qu’il a pris sa canne parce qu’il voulait sa place dans l’autobus? Et cette dame, à la résidence: elle se rend à la salle à manger avec sa marchette, mais arrivée à ma table, elle ne me dit pas bonjour. Quelle snob!

Voilà une foule de réactions qu’on pourrait éviter avec une meilleure compréhension de la déficience visuelle. C’est ce qu’a voulu atteindre Isabelle Rock en rencontrant l’optométriste Joane Darveau pour démystifier les différents types de déficiences visuelles, dans M’as tu vu?

Avec les moyens du bord

Isabelle compte poursuivre les rencontres avec des jeunes qui exposent leurs réalités et font tomber les tabous au sujet de leur adaptation devant certaines limitations. Malgré tout, elle aimerait rejoindre un plus vaste public, aller vers d’autres médias sociaux, améliorer sa production. Pour le moment, c’est un produit maison, fait avec les moyens du bord et l’aide d’un autre bénévole, son collaborateur Hervé Jodoin, au montage.

La levée des mesures sanitaires aidant, elle pourra reprendre les enregistrements sur une base plus régulière aussi. Elle invite donc les jeunes qui voudraient livrer leur témoignage à communiquer avec elle via Messenger sur la page de M’as-tu vu? Ou par courriel à mastuvu2019@gmail.com

Publié le 28 février 2022
Par Jacinthe Lafrance