Le vieillissement de la population au Québec était attendu depuis longtemps, mais on n’a rien fait pour s’y préparer. La tendance à recourir à l’hébergement de nos aînés est d’ailleurs un révélateur d’une société incapable d’assurer les services à domicile nécessaires aux personnes en perte d’autonomie (Hébert, 2020). En misant sur les hôpitaux, les réformes libérales en santé auront manqué le tournant et, conséquemment, auront participé à la mise à mort de la première ligne.
Les services de soutien à domicile sont en faillite au Québec. À part les évaluations que subissent nos aînés (et toute personne en situation de handicap), ceux-ci attendent des mois avant d’obtenir le moindre service. Faute d’accès aux ressources publiques, d’économie sociale et du monde communautaire, la personne aînée est désormais carrément incitée à aller vivre dans une résidence privée d’hébergement.
Trois éléments contribuent à compliquer l’accès aux services à domicile. D’abord, il y a le traitement technocratique des demandes d’aide à domicile et la manière très programmatique de tenter d’y répondre. Ensuite, il y a ce manque de transparence quant aux ressources disponibles, qui explique le fossé entre les attentes de nos aînés qui veulent vivre à domicile et la possibilité de réaliser leur projet. Enfin, il y a le manque de médecins accessibles et qui acceptent d’accompagner leurs patients en perte d’autonomie à domicile.
Des évaluations privées d’intelligence sociale
Il y a un outil encombrant qui n’a plus sa place dans les services à domicile au Québec. L’outil de cheminement clinique informatisé (OCCI) utilisé par les professionnels attachés à faire une première évaluation auprès de la personne en besoin est inadéquat. Cinquante pages à remplir, à réviser tous les ans ! En fait, ce questionnaire, en plus d’accaparer les ressources professionnelles, biaise la perspective d’intervention. En décontextualisant la demande singulière découlant de l’expérience de la perte d’autonomie, les professionnels, engoncés dans cet outil rigide d’analyse, n’ont plus la liberté de formuler un jugement clair, pouvant s’extraire d’une offre de services déficiente.
En fait, ce lourd outil technobureaucratique empêche d’ouvrir le dialogue avec la personne en situation de handicap. Au lieu de favoriser la rencontre avec l’usager en crise (rupture d’équilibre) et de participer au développement social, l’OCCI fouille l’intimité de la personne, prépare à une prise en charge ouvrant sur une perspective de services qui sont… indisponibles ! Accaparés par l’outil et faute de temps, bon nombre de travailleurs sociaux renoncent ainsi à utiliser leurs compétences, leur savoir-faire, en échange du silence et d’un emploi dans le réseau public.
Un manque de ressources
Que penser d’un travailleur social, engagé dans le réseau public, qui informe son client qu’il devra patienter plus d’un mois avant d’avoir un peu d’aide, qu’il devra se payer des services, sinon considérer un déménagement dans une résidence privée ? Quoi dire, sinon que nos services à domicile sont en faillite ? Sans auxiliaires en santé et en services sociaux ou l’aide des employés d’organisme d’économie sociale, il est impossible pour une personne expérimentant une perte d’autonomie de continuer de vivre à domicile.
Prenons un homme de 86 ans vivant dans sa maison avec son épouse. Jusqu’à récemment, l’homme était capable de faire seul ses transferts, de se déplacer avec sa marchette et de se laver. Mais voilà qu’il contracte la COVID-19 et qu’il est soudainement dans l’incapacité de se lever de son lit. En panique, l’épouse nous appelle : « Qu’est-ce qu’on fait ? » L’homme refuse d’aller à l’hôpital. Il refuse catégoriquement l’hébergement.
À titre d’intervenants pivots, nous comprenons la hauteur des défis que pose la situation. Sans l’aide immédiate d’un proche, d’un auxiliaire du CLSC ou d’un organisme communautaire, ni même d’une personne subventionnée par le programme de chèque emploi-service, l’homme ne pourra demeurer chez lui.
Plus encore, incapable de se déplacer, l’homme aura besoin d’un médecin qui lui rendra visite à domicile, ne serait-ce que pour établir avec lui son niveau de soins. Parce qu’il est possible que l’homme se contente de soins de confort. D’ailleurs, à quoi lui servent toutes ces convocations des cliniques externes de l’hôpital qu’il reçoit pour des suivis en spécialités ?
Pour un meilleur accès aux services à domicile
Les personnes âgées que je rencontre dans l’exercice de ma profession souhaitent demeurer à leur domicile… et y mourir si possible. Malheureusement, notre réseau de la santé ne permet pas d’envisager pareille perspective avec elles. À peine auront-elles été évaluées par les services de soutien à domicile que les personnes en situation de handicap seront amenées à considérer l’hébergement en résidence privée, faute d’avoir l’argent pour se payer des services privés. Cela n’a aucun sens !
Il faut penser autrement les services à domicile. Nos professionnels des services sociaux n’ont pas à restreindre leurs activités ni à utiliser tout leur temps pour se servir d’un outil technobureaucratique qui suggère une prise en charge par un réseau qui n’a plus rien à offrir. Ils n’ont encore moins à se sentir obligés d’amener les gens à envisager l’hébergement privé comme ultime option. Si l’État québécois n’a plus les moyens de ses ambitions (Chez soi : Le premier choix, 2003), il a la responsabilité d’en informer sa population.
Nos entreprises de santé donnent l’image d’être omniprésentes, mais elles sont en fait devenues hypertrophiées et déconnectées des besoins de leurs populations. Comme le souligne un expert, « la gestion des soins de santé est devenue trop distante et opaque », alors qu’elle devrait être plus engageante et collaborative. Actuellement, il y a trop de gestion en haut lieu pour échapper à la gestion sur le terrain, alors que nous avons besoin de soins plus fortifiés, de remèdes plus connectés, de contrôles plus nuancés et de communautés plus engagées (Mintzberg, 2022). Au Québec, il est vraiment temps de décentraliser et de réviser la gestion de la santé et des services sociaux. Mais quel gouvernement aura le courage d’agir en faisant appel à la raison ?