C’est un fait connu que les soins de santé et les services sociaux de première ligne ont été durement frappés par le passage de la réforme Barrette en 2015. En fusionnant les centres de santé et de services sociaux (2015) avec les hôpitaux et les centres de réadaptation au Québec, et en donnant au ministre de la Santé le pouvoir de nommer les nouveaux p.-d.g. de ces gigantesques entreprises, le ministre de la Santé de l’époque, Gaétan Barrette, a donné le dernier coup de barre afin d’enlever aux services de première ligne ce qui leur restait de leur autonomie pour répondre aux besoins de la population.
D’ailleurs, si les difficultés d’accès pour une visite ou une prise en charge par un médecin de famille sont bien connues, que savons-nous au juste de l’inaccessibilité des services sociaux en première ligne au Québec ? Services dont on parle peu, parce que dans l’ombre des soins médicaux, mais sans lesquels le soutien à domicile de milliers de personnes ayant des limitations fonctionnelles est impossible.
Malheur aux infortunés ! À moins de pouvoir se payer des services au privé, il leur faudra prendre leur mal en patience et attendre parfois jusqu’à trois ans avant d’obtenir une prise en charge de leur situation. Or cette attente interminable se traduira par autant d’échecs que le nombre de personnes âgées en situation de handicap tentant de demeurer chez elles, à domicile.
Car les listes d’attente s’additionnent les unes aux autres. Par exemple, après l’analyse d’une demande initiale de soutien à domicile, il y aura un délai avant d’obtenir une évaluation standardisée, laquelle seule ouvre la porte aux services publics. Une année peut s’écouler avant d’obtenir cette évaluation !
Mais ce n’est pas tout, car le nom de la personne sera mis sur d’autres listes d’attente, notamment pour obtenir des services professionnels (ergothérapie, physiothérapie, travail social). Or, à chaque étape du processus, il y a réévaluation, priorisation et mise en attente pour obtenir un service professionnel, une aide humaine ou une aide financière.
Le problème, c’est qu’il se forme plusieurs de ces goulots d’étranglement dans ce long processus technobureaucratique. En fait, tous ces mécanismes, qu’on appelle communément « guichet d’accès », ont une fonction officieuse bien précise, celle de temporiser la demande en réduisant un peu la pression, pour garantir la survie du système sociosanitaire, en laissant croire à la personne qu’elle est sur le point d’obtenir le « bon » service. Or la personne en situation de handicap qui frappe à la porte de son centre de santé a besoin d’une aide immédiate.
Trop de bureaucratie
Dans les services à domicile, il y a beaucoup trop de temps passé à réévaluer, trop peu de temps pour assurer les suivis. Les heures consacrées à remplir des formulaires, à lire les courriels, à inscrire ses statistiques, à passer devant un comité en vue d’obtenir le moindre service, sont considérables.
Empêtrés dans les procédures, les travailleurs sociaux constatent chaque jour l’échec de la mission qu’ils défendent. Parce qu’au bout du compte, le réseau public n’étant plus capable de répondre aux besoins de la population, de fournir des services et des soins en temps opportun, c’est vers le privé que le système se tourne, avec souvent une baisse de qualité et de fiabilité. Or, quand le bricolage ne tient plus et qu’un professionnel juge qu’il y a un risque de préjudice grave, c’est à l’hôpital qu’on envoie la personne âgée vulnérable.
L’hôpital est devenu le haut lieu décisionnel, et le dernier bastion où l’on trouvera une gamme de services publics que l’on peut obtenir rapidement ! Le problème est que cette institution ne pourra jamais se substituer au domicile des gens. Ces derniers devront rentrer à la maison et attendre. Ils devront attendre l’appel de leur travailleur social, qui joue un rôle d’intervenant pivot ou de gestionnaire de cas.
C’est en effet par son entremise que la personne âgée en situation de handicap peut espérer obtenir une intensification de ses services à domicile ou le déblocage d’un programme financier. Malheureusement, le travailleur social risque d’être à l’hôpital à la demande des équipes soignantes, sollicitant leur expertise pour faciliter les congés.
L’image des entreprises de santé
Les centres de santé et de services sociaux sont des entreprises qui ont un p.-d.g. n’ayant de comptes à rendre qu’au ministre. Détachés des communautés, les p.-d.g. de ces immenses entreprises, qui emploient souvent plus de 10 000 employés, se préoccupent aujourd’hui davantage des hôpitaux qui débordent que des personnes en situation de handicap à domicile en attente de services. Le problème, c’est le manque de transparence de nos grandes organisations. Quand on compte plusieurs centaines de personnes en attente d’une évaluation pour une prise en charge de leur situation, est-il honnête de laisser croire à la population qu’elle peut compter sur des services de soutien à domicile publics, comme le veut la politique « Chez soi : le premier choix » élaborée par le ministère de la Santé en 2003 ?
Nous croyons aux services publics, les seuls pouvant favoriser l’égalité des droits face à la maladie et aux limitations fonctionnelles menant à des situations de handicap. Mais notre système doit être entièrement refondé, en fonction des communautés qu’il est censé servir. Pour ce faire, il est urgent d’investir et de redonner du pouvoir à la première ligne, de même que d’élaguer cette bureaucratie ! Il faut une décentralisation des services, car rien ne va en première ligne en ce moment. Mais quel parti politique aura le courage de bien poser le problème avant les élections prévues cet automne, afin de proposer une réforme dans l’intérêt du bien commun ?