Pour le gériatre et ancien ministre de la Santé et des Services sociaux Réjean Hébert, la transformation annoncée dans le réseau de la santé risque encore d’échouer. Extrait d’un ouvrage à paraître le 27 avril 2023.
Le nouveau livre du Dr Réjean Hébert reprend un grand nombre de ses chroniques parues dans La Presse, Le Devoir et les publications des Coops de l’information de 2019 à 2022. Pour mettre en contexte ses prises de position, l’auteur résume d’abord, dans deux textes inédits, l’histoire des politiques de santé au Québec et au Canada, ainsi que son histoire personnelle.
L’extrait suivant, qui clôt l’historique du système de santé tel que relaté par le Dr Hébert, met notamment en lumière les raisons pour lesquelles la santé et les services sociaux devraient, à ses yeux, demeurer unis dans les structures gouvernementales.
« Les réformes de structure de 2003 et 2015
Le début du XXIe siècle a été marqué par deux réformes qui ont remanié considérablement la structure du réseau de la santé et des services sociaux au Québec. Elles ont été menées par trois médecins spécialistes qui ont agi sous deux gouvernements libéraux. Le docteur Philippe Couillard, neurochirurgien de l’Université de Sherbrooke, sera d’abord ministre de la Santé et des Services sociaux dans le gouvernement de Jean Charest de 2003 à 2008, puis premier ministre de 2014 à 2018. Le docteur Roberto Iglesias, l’éminence grise derrière ces réformes, occupera plusieurs fonctions dans le gouvernement, dont celle de sous-ministre de la Santé et des Services sociaux sous Philippe Couillard, puis de secrétaire général et greffier du Conseil exécutif du premier ministre Couillard. Le troisième membre du trio est le docteur Gaétan Barrette, président de la puissante Fédération des médecins spécialistes du Québec (FMSQ) qui deviendra, en 2014, ministre de la Santé et des Services sociaux.
Dans un premier temps, en 2003, la réforme Couillard créait les Centres de santé et de services sociaux (CSSS) en fusionnant, sur un même territoire local, les hôpitaux, les Centres d’hébergement et de soins de longue durée (CHSLD) et les CLSC. En conséquence, les CHSLD et les CLSC ont alors perdu leur structure de gouvernance propre au profit de ces nouveaux établissements où la mission hospitalière domine. Les 95 CSSS avaient cependant une responsabilité populationnelle et devaient répondre aux besoins de la population, tant en ce qui a trait aux services curatifs qu’aux activités de promotion de la santé et de prévention. Cette réforme maintenait les structures régionales qui passent alors de Régies à Agences de santé et de services sociaux. Il faudra plusieurs années aux CSSS pour définir leur plan d’organisation et élaborer l’offre de services cliniques. Des réseaux locaux de services ont été créés, instaurant une coordination avec les autres établissements publics (centres de réadaptation, centres jeunesse), les cabinets de médecins, les pharmacies et les secteurs municipaux et éducatifs.
Jusqu’à cette réforme, les hôpitaux et les CHSLD étaient surtout des organisations privées sans but lucratif, héritées des communautés religieuses. La création des CSSS représente en quelque sorte une nationalisation des établissements de santé et de services sociaux, qui deviennent des établissements publics gérés par des conseils d’administration (CA) autonomes, où on retrouve des représentants élus de la population. Ces conseils sont responsables de la gestion des établissements et nomment leur président-directeur général (PDG) et les autres gestionnaires. Ces hauts dirigeants sont redevables au CA. Seuls les PDG des Agences sont nommés par le ministre, mais leur CA compte aussi des représentants élus de la population. En 2015, une nouvelle réforme de structure, encore plus importante, est imposée : la réforme Barrette. Les 95 CSSS sont fusionnés en 24 Centres intégrés de santé et de services sociaux (CISSS), qui desservent chacun l’ensemble d’une région.
Certains sont universitaires, et on les désigne comme des CIUSSS. Les Agences régionales sont abolies et leurs responsabilités sont dévolues aux CISSS ou aux CIUSSS. On fusionne également dans ces énormes structures les centres de réadaptation et les centres jeunesse. Les membres des conseils d’administration sont maintenant nommés par le ministre, qui désigne aussi les présidents-directeurs généraux (PDG) et leur adjoint. Il n’y a plus de représentants élus par la population aux conseils d’administration, et les PDG relèvent directement du ministre.
Cette réforme centralise la gouvernance des établissements et renforce l’hospitalocentrisme engagé lors de la réforme de 2003. Or, contrairement à celle de 2003, cette réforme est implantée sans transition, avec en plus un objectif de réduire le nombre de gestionnaires. Le projet de loi colossal qui l’encadre comporte 165 articles et nécessitera plus de 200 amendements présentés par le gouvernement lors de son examen, signe de la précipitation de son élaboration. Il sera adopté de façon exceptionnelle en limitant son étude en commission parlementaire par la suspension des règles de procédure, communément appelée le bâillon. Cette réforme marginalise les missions non hospitalières, ce qui explique, comme nous le verrons plus loin, les problèmes des soins de longue durée donnés aux personnes âgées vulnérables. Elle représente un facteur important de l’hécatombe qu’a représenté la COVID-19 chez les personnes âgées hébergées en CHSLD au Québec.
Fait à noter : alors que les réformes antérieures avaient été précédées par des commissions d’enquête, celles de 2003 et 2015 n’ont pas été alimentées par une période de réflexion, d’examen scientifique et de consultation publique. Les réformes récentes ont été fomentées en catimini sur la base des visées d’acteurs politiques, sans l’apport de la science ni d’une consultation de la population. Elles n’ont pas, non plus, fait l’objet d’un débat politique, car elles ne figuraient pas dans le programme électoral du Parti libéral lors des élections de 2003 et de 2014. Pourtant, l’administration des services de santé est une science bien établie qui comporte un important corpus d’expériences et d’évaluations pouvant éclairer les perspectives de réformes et permettre d’éviter des pièges et des erreurs déjà éprouvés.
Les réformes de structure du système de soins réalisées depuis 2003 n’ont pas démontré leur efficacité à améliorer l’accès et la qualité des services. Au contraire : en accentuant la centralisation du réseau et son hospitalocentrisme, ces réformes ont exacerbé les problèmes du réseau de la santé et des services sociaux. Mon passage au ministère de la Santé et des Services sociaux d’octobre 2012 à mars 2014 n’a pas été suffisamment long pour imprimer au réseau un virage vers la prévention, la première ligne et les soins à domicile. Pourtant, ce sont là les trois ingrédients incontournables d’un système répondant aux défis du vieillissement de la population et de la prépondérance des maladies chroniques. Cela demeure encore un défi important que d’autres, « plus jeunes, plus fous », devront réaliser pour assurer la survie d’un système public et universel accessible et efficace.
Réélu en 2022, le gouvernement de la Coalition Avenir Québec, dirigé par François Legault, promet encore une nouvelle réforme du réseau avec le Plan santé du ministre Christian Dubé. Invoquant une nécessaire décentralisation, le Plan santé, basé sur un rapport de la sous-ministre Dominique Savoie, propose la création d’une agence de la santé qui devrait centraliser encore davantage le réseau. C’est le mythe de l’efficacité des grandes entreprises privées avec leurs succursales locales et régionales. Un mythe que les expériences et les recherches dans les organisations publiques en santé et en éducation ont déboulonné à de multiples reprises. Encore une fois, pas de base scientifique ni de consultation pour cette nouvelle réforme, qui pourrait déboucher sur un nouvel échec.
La nomination du Conseil des ministres de 2022 a révélé aussi un changement radical qui est passé sous silence : le ministre de la Santé n’assume plus la fonction de ministre des Services sociaux. C’est le prélude à une scission entre la santé et les services sociaux, pourtant l’une des originalités du système québécois depuis sa création. Cela n’augure rien de bon pour les services aux personnes âgées et la santé mentale, où l’intégration des services de santé et des services sociaux est gage d’efficacité. »
Soigner les vieux : Chroniques d’un médecin engagé, de Réjean Hébert, avec la participation de Louise Forestier et de Pauline Gervais.
Les Éditions La Presse, 248 p., 32,95 $. En librairie le 27 avril 2023.
Extrait publié avec l’autorisation de l’éditeur.