« Toucher mon fauteuil roulant, c’est toucher mon corps! »

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Enjamber un fauteuil roulant comme s’il était vide, saisir un non-voyant par le bras pour lui faire traverser la rue sans même lui avoir demandé ce qu’il souhaite, ce sont des exemples parmi d’autres de comportements intrusifs auxquels bien des personnes handicapées sont confrontées.

Anaïs Sabourin se déplace en fauteuil roulant en compagnie de sa chienne d'assistance, Mika. Ils sont sur la rue Ste-Catherine. Des arc-en-ciel ont été dessinés sur la rue.

Anaïs Sabourin se déplace en fauteuil roulant en compagnie de sa chienne d’assistance, Mika.

Photo : Radio-Canada / Karine Mateu

Comme elle le fait chaque semaine, Anaïs Sabourin se rend à l’épicerie pour faire quelques achats. Cette étudiante en journalisme, qui a été stagiaire à Radio-Canada, se déplace en fauteuil roulant en compagnie de sa chienne d’assistance Mika.

Pour la réalisation de ce reportage, elle s’y est rendue munie d’un micro. Elle souhaite braquer les projecteurs sur les comportements intrusifs auxquels les personnes en situation de handicap sont régulièrement confrontées. Et à l’épicerie, ce jour-là, cela se produit à peine cinq minutes après son arrivée.

Ce qui vient de se passer, c’est qu’un monsieur m’a littéralement enjambée pour prendre un morceau de viande. Wow! Il a vraiment passé une jambe par-dessus moi pour aller chercher ce qu’il voulait dans l’étagère.

Une citation de Anaïs Sabourin commente la scène qui se produit à l’épicerie

Ce n’est pas la première fois que cela arrive à la jeune femme de 19 ans. Il arrive même que des gens déplacent son fauteuil même si elle s’y trouve. Comme si de rien n’était.

Dans une foule, lors de spectacles, par exemple, des gens tombent sur elle, ou alors la tassent sans ménagement pour mieux voir, ou encore pour avoir plus d’espace. Anaïs a d’ailleurs retiré les poignées de son fauteuil roulant pour qu’il soit plus difficile de le bouger.

Mon fauteuil, c’est une partie de moi. C’est mes jambes. C’est une partie de mon corps. J’en prends soin comme si c’était moi. Si quelqu’un y touche, c’est comme s’il me touchait.

Une citation de Anaïs Sabourin

En plus de ces gestes, il est fréquent que des inconnus se permettent des questions personnelles qu’ils ne se permettraient pas avec d’autres.

Les gens vont me demander comment je me lave ou comment je vais aux toilettes. Ou encore : est-ce que j’ai des amis? raconte-t-elle.

Plusieurs vont aussi lui dire qu’ils la trouvent courageuse. Ce pourrait-être un compliment dans certaines circonstances, mais Anaïs le vit tout autrement. Elle s’explique : J’ai une paralysie cérébrale depuis la naissance et je me déplace en fauteuil roulant depuis que j’ai environ trois ans. Est-ce que c’est courageux d’aller à l’école? D’aller voir mes amies ou de vivre tout simplement?

Et parfois, les propos ont de quoi heurter.

Quelqu’un m’a déjà dit qu’il ne comprenait pas comment je faisais, qu’il se tuerait s’il était à ma place, poursuit-elle. Ce n’est peut-être pas par méchanceté, mais les gens assument que les personnes handicapées ne peuvent pas faire grand-chose. Je dirais que les attentes ne sont pas très élevées.

L’intimité forcée que doivent subir les personnes handicapées

L’intimité forcée que doivent subir les personnes handicapées.ÉMISSION ICI PREMIÈRE.Ça nous regarde.

Intimité forcée

Les gestes intrusifs à l’endroit des personnes en situation de handicap sont de plus en plus définis par le terme intimité forcée. Un nouveau concept qui se veut une traduction de « Forced Intimacy », mis de l’avant par l’autrice américaine et militante en matière de justice pour les personnes handicapées, Mia Mingus.

L’intimité forcée peut survenir lorsque les personnes en situation de handicap reçoivent des soins, mais aussi lorsque des inconnus entrent physiquement en contact avec elles, sans leur consentement, ou leur posent des questions indiscrètes.

Présentez-vous et demandez, simplement

Marie-Christine Ricignuolo est à l'extérieur devant chez elle avec sa canne dans les mains. Elle est non-voyante depuis l'âge de 30 ans.

Marie-Christine Ricignuolo est non-voyante depuis l’âge de 30 ans.

Photo : Radio-Canada / Karine Mateu

La conférencière, chroniqueuse et autrice Marie-Christine Ricignuolo se déplace aisément dans les couloirs de son immeuble et dans les rues de son quartier avec l’aide de sa canne. Elle est née avec un glaucome congénital et est devenue non-voyante à 30 ans.

Depuis qu’elle est bébé, elle doit vivre une « intimité médicale » qu’elle n’a pas le choix de subir.

Les yeux, c’est une partie du visage. C’est intime quand même. Donc, les médecins qui m’ont ausculté les yeux quand j’étais bébé, enfant, ado, adulte, ce sont des mini-agressions pour moi. En plus, en perdant la vue, tu deviens tellement démunie. Je ne pouvais plus m’habiller seule. Ma mère m’a fait couler des bains à 30 ans. C’est intime et c’est très difficile, raconte-t-elle.

Au-delà de l’aspect touchant aux soins, lors de ses déplacements, il n’est pas rare que des gens l’agrippent soudainement par le bras pour lui faire traverser la rue. Je suis vraiment reconnaissante quand les gens m’aident à me déplacer, mais ils ne savent pas toujours comment aborder une personne non voyante.

Les conseils que je pourrais donner, c’est de se présenter, de demander à la personne si elle a besoin d’aide et de lui offrir votre bras plutôt que de lui arracher son bras. Parce que, je ne sais pas pourquoi, les gens vont serrer notre bras assez fermement.

Une citation de Marie-Christine Ricignuolo

Le bras est aussi préféré à la main. C’est étrange de prendre la main de quelqu’un qu’on ne connaît pas et qu’on ne voit pas. Moi, ça a pris un mois avant que je prenne la main de mon chum, dit-elle en riant.

Ses conseils mériteraient, par ailleurs, d’être suivis par les chauffeurs des transports adaptés qui font preuve de maladresse malgré eux, estime Marie-Christine.

C’est un peu malaisant de dire ça, mais j’ai un inconfort quand les chauffeurs, des hommes, me prennent sous le bras pour monter dans l’autobus. On est quand même proche de ma poitrine. Je suis une femme. Je n’ai pas envie de sentir une main d’homme à cet endroit-là. J’aime pas ça! C’est de l’intimité forcée, je trouve.

Malaise et détresse

Catheryne Houde est non-voyante, juriste et gestionnaire à la Fondation INCA, l’Institut national canadien pour les aveugles. Sur la photo, elle sourit.

Catheryne Houde est non-voyante, juriste et gestionnaire à la Fondation INCA, l’Institut national canadien pour les aveugles.

Photo : Chrystine Houde

La juriste et gestionnaire en inclusion, diversité, équité et accessibilité à la fondation INCA, l’Institut national canadien pour les aveugles, Catheryne Houde, reçoit régulièrement des appels de clients-participants en situation de handicap qui sont troublés par ces gestes répétés.

Je pense que personne ne souhaite vivre ça, parce que ça cause réellement de la détresse, explique-t-elle.

Celle qui est non-voyante donne des exemples de situations qui lui sont rapportées et qu’elle vit, elle aussi.

Si je ralentis devant une station de métro pour entendre mes repères, quelqu’un va supposer que je veux y aller et va me pousser dans la station et me laisser là! C’est désagréable et je n’ai rien demandé! D’autres fois, par contre, ça peut être dangereux. Quelqu’un va me faire traverser et me laisser au milieu sur le terre-plein ou alors il va me faire traverser à un endroit où je ne souhaitais pas aller. Je dois alors retraverser à un coin de rue qui n’est pas sécuritaire.

Les gens pensent qu’ils nous aident, mais ça laisse aussi supposer qu’on est diminué ou qu’on n’est pas autonome. On a tous des grosses journées, puis quand tu arrives chez toi et que ça t’est arrivé trois fois dans la journée, c’est décourageant. Tu te dis : « Coudonc, j’ai-tu l’air si perdue ou si désœuvrée? Seigneur! »

Une citation de Catheryne Houde

Aider : tout est dans le comment

Les trois femmes conviennent qu’il y a des moments où l’aide est bienvenue et, la plupart du temps, elle est offerte de bonne foi. Il y a tout de même des façons de faire.

C’est tout simple de demander : est-ce que je peux vous aider? dit Catheryne. C’est la même chose pour les questions. Il y a une saine curiosité, mais c’est dans la manière. Moi, je suis à l’aise de parler de ma situation et j’en profite pour faire de la sensibilisation, mais il faut respecter que quelqu’un ne le soit pas.

Pour Anaïs, il faut prendre conscience des gestes qu’on pose envers les personnes en situation de handicap : Parlez-moi, présentez-vous et n’arrivez pas par-derrière. Je suis petite et je ne vous vois pas. Ça fait peur! Et si je vous dis que je n’ai pas besoin d’aide, croyez-moi et n’insistez pas. C’est que je suis capable, précise-t-elle.

Marie-Christine, pour sa part, est prête à offrir de son temps pour accompagner le personnel du transport adapté afin d’améliorer leur formation.

C’est facile de chialer et de pointer du doigt, mais il faut trouver des solutions. Qu’est-ce qu’on peut faire pour améliorer la situation? Ben moi, ça me ferait plaisir d’aider les chauffeurs à améliorer leurs accompagnements, à donner un meilleur service, dit-elle.

Pour conclure, Catheryne croit qu’il faut reconsidérer l’image proposée par la société des personnes en situation de handicap et même des personnes aînées. C’est de ne pas présupposer qu’elles sont diminuées, conclut-elle.

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Publié le 04 juin 2024