Trajectoires de sortie de violence conjugale des femmes en situation de handicap : une analyse des barrières structurelles et des besoins occupationnels

« Je me sen­tais vrai­ment comme si je ne valais rien, comme si je n’avais pas le droit d’avoir ma place […] C’est plus impor­tant que je ne dérange pas avec ma chi­enne d’assistance, que d’être en sécu­rité. » (Sylvia1, par­tic­i­pante à la recherche) 

Alors qu’elles sont deux fois plus à risque de vivre de la vio­lence con­ju­gale que les femmes sans inca­pac­ités (Sav­age, 2021), les femmes en sit­u­a­tion de hand­i­cap (FSH) sont sous-représen­tées dans le réseau des maisons d’hébergement pour femmes vic­times de vio­lences au Cana­da et au Québec (More­au, 2019). En 2010, l’Office des per­son­nes hand­i­capées du Québec (OPHQ) réal­i­sait une éval­u­a­tion des besoins d’adaptation des ser­vices offerts aux femmes hand­i­capées vic­times de vio­lence con­ju­gale et notait, à l’époque, des lacunes impor­tantes dans l’accessibilité des maisons d’hébergement, à plusieurs niveaux : l’architecture des lieux (rampe d’accès, sig­nal­i­sa­tion visuelle), les ser­vices offerts (écoute télé­phonique, accom­pa­g­ne­ment), l’accessibilité des doc­u­ments (disponi­bil­ité de for­mats en braille ou en audio), la for­ma­tion du per­son­nel aux besoins et réal­ités spé­ci­fiques des FSH et l’approche d’intervention (OPHQ, 2010). À notre con­nais­sance, aucune autre étude d’envergure, sur l’accessibilité des ser­vices offerts aux FSH vic­times de vio­lence con­ju­gale n’a été réal­isée au Québec, depuis ce rap­port.  

Cet arti­cle analyse et traite de la prob­lé­ma­tique d’accès aux sou­tiens essen­tiels à la sor­tie de vio­lence con­ju­gale des FSH, en cen­trant les enjeux d’accès aux ser­vices du réseau des maisons d’hébergement pour femmes vic­times de vio­lence con­ju­gale. Nous présen­tons les résul­tats prélim­i­naires d’une enquête de ter­rain, réal­isée entre juin 2021 et mai 2022, depuis le point de vue des FSH ayant effec­tué un par­cours de sor­tie de vio­lence.  

Con­texte méthodologique de la recherche 

Notre équipe mène présen­te­ment une recherche-action par­tic­i­pa­tive inter­sec­to­rielle visant à met­tre en lumière et iden­ti­fi­er des solu­tions aux obsta­cles ren­con­trés par les FSH, le long de leur par­cours de sor­tie de vio­lence con­ju­gale. La ques­tion générale posée est la suiv­ante : quels sont les leviers et les enjeux, dont ceux de niveau struc­turel, qui jalon­nent la tra­jec­toire de sor­tie de vio­lence des FSH?  

Pour ce faire, nous avons com­posé un groupe de tra­vail qui réu­nit des acteurs-tri­ces sus­cep­ti­bles de pou­voir agir à l’une ou l’autre des étapes de sor­tie de vio­lence des femmes, qu’il s’agisse du sig­nale­ment d’une sit­u­a­tion de vio­lence, de la demande d’aide, ou de l’accès à des ser­vices d’hébergement. Nos parte­naires inclu­ent la Table de con­cer­ta­tion en vio­lence con­ju­gale de Mon­tréal, des maisons d’hébergement, la Mai­son des femmes sour­des de Mon­tréal, le Ser­vice de police de la ville de Mon­tréal et le Regroupe­ment des activistes pour l’inclusion au Québec (RAPLIQ), un groupe de défense des per­son­nes en sit­u­a­tion de hand­i­cap.  

En ate­liers de dis­cus­sion et en sous-groupes de tra­vail, nous cocon­stru­isons notre com­préhen­sion des défis et des leviers de sor­tie de vio­lence des FSH, et dres­sons un por­trait des pro­grammes, des acteurs-tri­ces, des poli­tiques et des phénomènes soci­aux en cause. L’importance de son­der le vécu et les per­spec­tives des FSH par une enquête de ter­rain s’est rapi­de­ment imposée comme pri­or­ité au sein de notre groupe. La ques­tion de l’accessibilité aux ser­vices des maisons d’hébergement est apparue comme un élé­ment pri­or­i­taire.  

Au moment de pub­li­er, des entre­vues indi­vidu­elles semi-dirigées, prin­ci­pale­ment par visio­con­férence, ont été réal­isées auprès de 11 FSH présen­tant des lim­i­ta­tions physiques, sen­sorielles ou liées à un trou­ble de san­té men­tale. Elles ont rap­porté avoir vécu une ou des expéri­ences de vio­lence con­ju­gale auprès de parte­naires mas­culins hétéro­sex­uels, pour la plu­part sans défi­cience ou lim­i­ta­tion fonc­tion­nelle. Le recrute­ment a été réal­isé à l’aide d’annonces partagées par cer­tains parte­naires de la recherche, notam­ment le RAPLIQ. Les entre­tiens ont été enreg­istrés, retran­scrits et analysés à l’aide du logi­ciel NVi­vo et selon un tra­vail préal­able de caté­gori­sa­tion con­ceptuelle du par­cours de sor­tie de vio­lence. L’analyse est tou­jours en cours. Il faut not­er que cer­taines des expéri­ences de vio­lence rap­portées ne sont pas récentes (remon­tant par­fois à plus de 10 ans). Néan­moins, plusieurs élé­ments d’analyse nous sont apparus cohérents avec les apports de nos parte­naires com­mu­nau­taires lors de dis­cus­sions de groupe, ces élé­ments sont donc prop­ices à une réflex­ion sur les angles morts de l’accès aux ressources essen­tielles à la sor­tie de vio­lence des femmes.

Besoins occupationnels 

Les expéri­ences de vio­lence rap­portées par les par­tic­i­pantes sont plurielles et jalon­nent leur par­cours de vie. En plus de la vio­lence con­ju­gale, elles ont témoigné d’expériences de vio­lence famil­iale ou de la part de pro­fes­sion­nel-les de la san­té, ce à plusieurs repris­es au cours de leur vie. Une étude réal­isée par Sta­tis­tique Cana­da mon­tre d’ailleurs que les FSH au Cana­da sont plus sus­cep­ti­bles que les femmes sans limitation(s) de vivre toute forme de vio­lence, à des fréquences plus élevées et sous des formes plus graves (les amenant par­fois à crain­dre pour leur vie), (Sav­age, 2021).  

Le con­cept de « con­tin­u­um de vio­lences » (Kel­ly, 1987), basé sur le genre et le hand­i­cap, per­met de reli­er les mul­ti­ples expéri­ences de vio­lence dans la vie des femmes aux sys­tèmes d’oppression patri­ar­cale et capaci­tiste dans lesquels elles évolu­ent et qui favorisent la vio­lence con­ju­gale. Nous définis­sons le con­cept de capacitisme comme « une struc­ture de dif­féren­ci­a­tion et de hiérar­chi­sa­tion sociale fondée sur la nor­mal­i­sa­tion de cer­taines formes et fonc­tion­nal­ités cor­porelles et sur l’exclusion des corps non con­formes et des per­son­nes qui les habitent » (Mas­son, 2013, p.115). Les divers­es vio­lences rap­portées par ces femmes, dans dif­férents con­textes ou moments de leur vie, ne sont pas con­sid­érées comme des évène­ments isolés les uns des autres. Ils s’inscrivent dans, et se (re)produisent à tra­vers, des dynamiques sys­témiques de pou­voir, de dis­crim­i­na­tion et d’exclusion, qui ren­dent les FSH plus vul­nérables face aux agresseurs. 

Notre analyse est fondée sur le con­cept d’« occu­pa­tion » : « L’occupation fait référence à l’ensemble des activ­ités et des tâch­es de la vie quo­ti­di­enne aux­quelles les indi­vidus et les dif­férentes cul­tures don­nent un nom, une struc­ture, une valeur et une sig­nifi­ance. L’occupation com­prend tout ce qu’une per­son­ne fait pour s’occuper, c’est-à-dire pren­dre soin d’elle, se diver­tir, et con­tribuer à l’édification sociale et économique de la com­mu­nauté. » (ACE, 1997, p.38–39). 

Plus spé­ci­fique­ment, les expéri­ences et par­cours qui nous ont été racon­tés se car­ac­térisent par ce que les théorici­ennes des sci­ences de l’occupation2 nom­ment la « pri­va­tion occu­pa­tion­nelle », définie comme la restric­tion grave et pro­longée de l’accès à des occu­pa­tions sig­nifi­antes et essen­tielles au bien-être (Bal­lan et Fray­er, 2020; Townsend et Polata­jko, 2013). Comme le démon­tre l’OPHQ (2021), la vie des FSH est en effet tra­ver­sée par des dynamiques d’exclusion de plusieurs champs d’activité, qu’il s’agisse du tra­vail, de l’éducation, du main­tien de sa san­té, ou encore, de la par­tic­i­pa­tion sociale et com­mu­nau­taire. Les FSH y sont privées des moyens et des oppor­tu­nités de par­tic­i­pa­tion essen­tielles à leur bien-être et à leur autonomie économique et déci­sion­nelle, ce qui exac­erbe leur isole­ment social, la dépen­dance à leurs proches et le risque de vivre de la vio­lence con­ju­gale. Ain­si, notre regard a porté sur la dimen­sion occu­pa­tion­nelle mise en évi­dence dans le témoignage des par­tic­i­pantes, tant du point de vue de leurs besoins que des leviers et obsta­cles ren­con­trés. 

Critères d’accès 

Sylvia, qui craig­nait pour sa sécu­rité et sa vie, s’est vue refuser l’accès à une mai­son d’hébergement en rai­son de la présence de son chien d’assistance et d’une poli­tique d’admission inter­dis­ant l’ensemble des chiens dans l’espace de la rési­dence. Il sem­ble encore par­fois mécon­nu, de la part des inter­venantes ou des direc­tri­ces de mai­son d’hébergement, qu’il soit inter­dit, selon la Charte cana­di­enne des droits et lib­ertés, de dis­crim­in­er une per­son­ne en rai­son de son besoin de recourir à un chien guide ou un chien d’assistance3.  

En effet, la présence d’un chien d’assistance en mai­son d’hébergement est par­fois perçue comme un fac­teur d’instabilité dans un envi­ron­nement social décrit comme « frag­ile ».  

Après une nuit passée au refuge, Sylvia a été infor­mée qu’elle allait devoir quit­ter les lieux en rai­son de la présence de son chien, et ren­tr­er chez elle. Cette annonce s’est suiv­ie pour elle d’une grande détresse psy­chologique. 

« Je me dis­ais : enfin, je suis en sécu­rité, c’est sûr que je ne me ferai pas assas­sin­er [par son ex-con­joint] et puis là ils me met­tent dehors parce que j’ai un chien d’assistance [elle pleure]… Je me sen­tais comme si je ne valais rien. J’ai vécu plusieurs jours de ter­reur après. » (Sylvia, par­tic­i­pante à la recherche) 

La ques­tion des mis­sions et des règles d’admission des maisons d’hébergement a été maintes fois soulevée par les femmes. Face à une mai­son qui n’acceptait pas les enfants de plus de 15 ans, Ani­ta s’est sen­tie con­trainte à renon­cer à une place offerte, ne voulant pas se sépar­er de son fils de 16 ans, qui lui-même éprou­vait alors un prob­lème de san­té men­tale. Ain­si, le désir de con­tin­uer à exercer son rôle de mère tout en étant hébergée a alors entravé la pos­si­bil­ité de se sor­tir d’une sit­u­a­tion de vio­lence con­ju­gale. 

Par ailleurs, comme le men­tion­nait le rap­port de l’OPHQ en 2010, les ques­tions de san­té men­tale con­stituent un enjeu impor­tant qui s’immisce par­fois dans les règles d’admission, de manière plus ou moins explicite mais néan­moins déter­mi­nante. Ain­si une femme qui « dérange » les autres rési­dentes en héberge­ment en rai­son d’un trou­ble de san­té men­tale pour­rait s’en voir exclure. Cela a été le cas de Sylvia qui s’est fait refuser une place, cette fois-ci en rai­son de son syn­drome de Gilles de la Tourette. Une inter­venante d’un organ­isme d’aide lui aurait même con­seil­lé de ten­ter de dis­simuler son trou­ble, ce qui lui avait occa­sion­né beau­coup de stress et d’anxiété.  

Architecture et aménagements 

Le prob­lème de l’accessibilité des maisons d’hébergement est encore très présent dans le réseau au Québec. Des obsta­cles archi­tec­turaux lim­i­tent l’accueil et l’inclusion d’une femme util­isatrice d’un fau­teuil roulant, bien que plusieurs maisons puis­sent se déclar­er acces­si­bles et réus­sis­sent par­fois à accueil­lir des femmes présen­tant une inca­pac­ité (RAPLIQ, 2020). Ani­ta, qui utilise quo­ti­di­en­nement un fau­teuil motorisé pour se déplac­er sur de longues dis­tances, a dû renon­cer à une place en héberge­ment puisqu’elle craig­nait de se bless­er, et de voir sa con­di­tion physique se détéri­or­er, si elle devait ten­ter de mon­ter et descen­dre les escaliers de la mai­son.  

De manière sim­i­laire, bien que Diane ait accédé à une mai­son et appré­cié son expéri­ence, des prob­lèmes d’accessibilité ont tein­té son séjour de trois mois. Le cadre de porte de la salle de bain étant trop étroit, elle n’avait accès ni à la douche ni au bain. Une marche fai­sait égale­ment obsta­cle à son accès au salon, con­traig­nant sa par­tic­i­pa­tion à cer­taines activ­ités.  

« Ça fait que, j’avais un lavabo dans ma cham­bre… qu’est-ce que tu veux? Je pre­nais des bains-éponge puis je m’organisais comme je pou­vais. » (Diane, par­tic­i­pante à la recherche) 

Il a aus­si été ques­tion de l’adaptation des maisons d’hébergement pour les femmes ayant une ou des inca­pac­ités sen­sorielles. Par exem­ple, Josée, en sit­u­a­tion de hand­i­cap visuel, ne pou­vait cir­culer en toute sécu­rité, en l’absence de sig­nal­i­sa­tion pour la guider. Elle vivait avec la crainte con­stante d’entrer dans la cham­bre d’une autre rési­dente et ain­si d’occasionner des con­flits. Elle s’était même fait reprocher par une inter­venante d’« errer » dans la mai­son. En rai­son de ces réac­tions néga­tives d’incompréhension, de juge­ment, et d’infantilisation en lien avec sa lim­i­ta­tion sen­sorielle, elle s’est résignée à s’autoexclure du refuge.  

Pour Diane, en plus des pièces qui lui étaient inac­ces­si­bles, ce sont aus­si les activ­ités ayant cours dans ces espaces (hygiène, pré­pa­ra­tion de repas, social­i­sa­tion) qui lui étaient sou­vent hors lim­ites. Heureuse­ment pour elle, cela ne l’a pas totale­ment exclue des activ­ités sociales, sou­vent déplacées à la salle à manger. Son témoignage nous fait réfléchir à la ques­tion de l’accès aux occu­pa­tions et aux activ­ités ayant cours dans les pièces non acces­si­bles, tout aus­si impor­tantes pour sor­tir d’une dynamique de vio­lence. 

« Puis le salon, il y avait une petite marche, je ne pou­vais pas m’y ren­dre. Mais tu sais, on veil­lait dans la cui­sine. Les amis venaient jouer aux cartes, on jouait au Monop­oly. […] puis ceux qui voulaient regarder la télévi­sion, ils y allaient. » (Diane, par­tic­i­pante à la recherche). 

Enfin, l’arrimage entre les ser­vices de la mai­son d’hébergement et les ser­vices de prêt d’aides tech­niques revêt une grande impor­tance en ter­mes d’accessibilité des lieux : le prêt d’un lit d’hôpital, par exem­ple, a con­tribué à faciliter le séjour de Diane.  

Non-recours 

Les obsta­cles sous-jacents au non-recours aux ser­vices con­stituent un autre enjeu iden­ti­fié. Le non-recours « ren­voie à toute per­son­ne qui — en tout état de cause — ne béné­fi­cie pas d’une offre publique, de droits et de ser­vices, à laque­lle elle pour­rait pré­ten­dre. » (Warin, 2014, p.113) Il peut se man­i­fester de dif­férentes manières, comme l’abandon des ser­vices, l’inobservance de pre­scrip­tion, la non-demande par les usagers-ères, la non-con­nais­sance des ser­vices, ou encore la non-propo­si­tion de la part des pro­fes­sion­nel-les (Warin, 2014). Les raisons sous-jacentes aux non-recours sont des infor­ma­tions cru­ciales pour iden­ti­fi­er d’autres élé­ments d’inaccessibilité des ressources qui, autrement, passeraient sous le radar.  

Tout comme le démon­tre la lit­téra­ture (Shah et al., 2016; Frey­er, 2018), recon­naître que l’on vit de la vio­lence con­ju­gale peut con­stituer un enjeu de taille. C’est en par­ti­c­uli­er le cas lorsqu’on détient un his­torique com­plexe de vio­lences amenant à en nor­malis­er et à inter­nalis­er l’expérience (Frey­er, 2018). Cette dif­fi­culté des femmes à s’identifier comme vic­times de vio­lence peut égale­ment résul­ter de l’attitude de pro­fes­sion­nel-les de la san­té ou de l’entourage qui min­imisent l’importance des vio­lences dénon­cées, les remet­tent en ques­tion, ou encore n’informent pas ou ne pro­posent pas aux femmes des ser­vices ou des sou­tiens adéquats.  

Enfin, il arrive que l’entourage proche de la femme nuise à sa con­sci­en­ti­sa­tion face à la vio­lence vécue. Ça a été le cas pour Sophie, qui s’est fait décon­seiller, par ses amies, de quit­ter une rela­tion qu’elle jugeait abu­sive. 

« J’ai essayé d’en par­ler avec mes amies, puis elles ne me croy­aient pas. Ça ne se pou­vait pas qu’il fasse ça. “Non, reste là. Tu n’en trou­veras pas d’autre de toute façon. Tu es chanceuse de l’avoir!”, qu’elles me dis­aient. » (Sophie, par­tic­i­pante à la recherche). 

La peur de ne pas se trou­ver un autre parte­naire en rai­son de ses inca­pac­ités teinte aus­si d’autres his­toires racon­tées par les par­tic­i­pantes.  

Briser le cycle 

Pour celles qui n’ont pu accéder aux ser­vices des maisons d’hébergement ou encore qui en ont été exclues, la con­séquence pre­mière est la per­sis­tance des vio­lences et de la rela­tion abu­sive. Les femmes se sont en effet sen­ties lais­sées à elles-mêmes pour se sor­tir de leur sit­u­a­tion. En rai­son de l’inaccessibilité des ressources spé­ci­fiques à la vio­lence, les FSH risquent d’être ori­en­tées vers d’autres milieux d’hébergement pos­si­ble­ment inadap­tés à leur sit­u­a­tion, comme des refuges pour femmes avec des prob­lèmes de san­té men­tale ou pour femmes itinérantes. Elles peu­vent aus­si être redirigées vers des milieux très inadéquats, comme cela a été le cas pour l’une de nos par­tic­i­pantes, réori­en­tée vers son milieu famil­ial abusif. En plus de plac­er les femmes à risque de revivre de la vio­lence, l’exclusion et le manque d’accessibilité des héberge­ments vien­nent sou­vent con­solid­er un sen­ti­ment de déval­ori­sa­tion et de perte d’estime de soi, pou­vant men­er à des idées sui­cidaires.  

En con­trepar­tie de ces expéri­ences plutôt néga­tives, le pas­sage de Diane dans une mai­son d’hébergement mon­tre à quel point ces ser­vices peu­vent être de véri­ta­bles trem­plins, per­me­t­tant de se tourn­er vers un avenir meilleur. Son séjour lui a per­mis de bris­er le cycle de la vio­lence, de se val­oris­er, de rebâtir sa con­fi­ance en elle et de décou­vrir de nou­velles pos­si­bil­ités. 

« Si j’avais à revivre ça, pas la vio­lence, mais mon pas­sage [au refuge], je le revivrais. Même dans cette petite pièce-là, j’ai vécu des bien beaux moments. […] Je ne pense pas que je serais celle que je suis aujourd’hui si je n’avais pas passé par là. C’est clair que non. Je n’aurais pas pu m’épanouir. » (Diane, par­tic­i­pante à la recherche). 

L’accès à une mai­son d’hébergement peut ain­si génér­er des impacts sig­ni­fi­cat­ifs, dont assur­er un sen­ti­ment de sécu­rité et de con­trôle. La mai­son peut aus­si offrir un envi­ron­nement prop­ice à une recon­struc­tion iden­ti­taire et un ren­force­ment de l’estime de soi, à tra­vers la par­tic­i­pa­tion sociale et des activ­ités val­orisantes. Ces espaces peu­vent per­me­t­tre en out­re de con­tr­er l’isolement à tra­vers les rela­tions thérapeu­tiques avec les inter­venant-es et les liens ami­caux con­stru­its avec les autres femmes hébergées. La réus­site de l’intégration de Diane dans la mai­son, out­re les prob­lèmes d’accessibilité à cer­tains espaces et  pièces, sem­ble néan­moins avoir reposé entre les mains de la direc­tion de la mai­son et des inter­venantes et surtout de leur moti­va­tion per­son­nelle à ren­dre l’environnement plus inclusif pour Diane.  

Stratégies futures 

Les obsta­cles iden­ti­fiés à tra­vers les témoignages que nous avons reçus s’ancrent finale­ment dans des dynamiques de pou­voir que nous avons analysées prin­ci­pale­ment sous l’angle du capacitisme. Le sys­tème de sou­tien que représente le réseau d’hébergement est une ressource ines­timable pour les femmes vic­times de vio­lence con­ju­gale. Toute­fois, ce sys­tème com­porte des lacunes qui légiti­ment ou nor­malisent l’exclusion des femmes en sit­u­a­tion de hand­i­cap. Ces lacunes se traduisent, pour les femmes, par des pri­va­tions occu­pa­tion­nelles tout au long de leur par­cours de sor­tie de vio­lence, touchant par exem­ple la pos­si­bil­ité de se déplac­er, de cir­culer, de pren­dre soin de soi-même, d’exercer son rôle de mère, de socialis­er et de con­tribuer à la vie sociale et com­mu­nau­taire.  

Ultime­ment, notre recherche démon­tre que le con­tin­u­um de vio­lence dans lequel s’inscrivent les expéri­ences des femmes ren­con­trées est ren­for­cé par plusieurs obsta­cles sys­témiques con­traig­nant l’accès aux ser­vices publics et à des sou­tiens essen­tiels. Ain­si, il appa­raît indis­pens­able d’inclure le capacitisme dans l’analyse du phénomène de la vio­lence faite aux femmes et dans l’élaboration des straté­gies et poli­tiques publiques ciblant cet enjeu.  

Remerciements  

Livr­er un témoignage de vécu de vio­lence con­ju­gale con­stitue un acte de courage et de grande générosité. Ain­si nous exp­ri­mons notre recon­nais­sance et admi­ra­tion envers les femmes ayant partagé libre­ment leurs expéri­ences et points de vue et espérons que ce texte leur fasse hon­neur.  

Nous soulignons égale­ment la con­tri­bu­tion finan­cière, sous forme d’une sub­ven­tion d’engagement parte­nar­i­al, du Con­seil de recherche en sci­ences humaines du Cana­da. 

Notes

  1. Tous les prénoms sont des pseu­do­nymes.
  2. « La sci­ence de l’occupation (SO) est l’étude de la nature occu­pa­tion­nelle des per­son­nes et de la façon dont elles s’adaptent aux défis et aux expéri­ences de leurs envi­ron­nements par leurs occu­pa­tions. » La SO vise notam­ment à com­pren­dre les fac­teurs struc­turels qui influ­en­cent l’occupation. (Townsend et Polata­jko, 2013). 
  3. Cette mécon­nais­sance légale face aux chiens d’assistance a émergé de l’entretien auprès de Sylvia, mais égale­ment des échanges en ate­lier inter­sec­to­riel impli­quant entre autres une mai­son d’hébergement et un organ­isme spé­cial­isé en vio­lence con­ju­gale.

Références

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Bal­lan, M. S, et Frey­er, M. (2020). Occu­pa­tion­al depri­va­tion among female sur­vivors of inti­mate part­ner vio­lence who have phys­i­cal dis­abil­i­ties. The Amer­i­can jour­nal of occu­pa­tion­al ther­a­py : offi­cial pub­li­ca­tion of the Amer­i­can Occu­pa­tion­al Ther­a­py Asso­ci­a­tion, 74(4), 1–7. https://doi.org/10.5014/ajot.2020.038398 

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Warin, P. (2014). Le non-recours : élé­ments de déf­i­ni­tion et de présen­ta­tion des enjeux, Les poli­tiques sociales, 2(3–4), 108–121. https://doi.org/10.3917/lps.143.0108 

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AUTEURS

  • Corynne Lau­rence-Ruel
    Doc­tor­ante en Soci­olo­gie, Uni­ver­sité de Mon­tréal
  • Mar­tine Lévesque
    Pro­fesseure, ergothérapie, Uni­ver­sité de Mon­tréal
  • Yolan­da Muñoz
    PhD en études du Japon avec spé­cial­ité en études de genre et his­toire du peu­ple autochtone Aïnou. En tant que femme en sit­u­a­tion de hand­i­cap, elle a aus­si tra­vail­lé pen­dant plus de 25 ans à la pro­mo­tion des droits des per­son­nes hand­i­capées. Chargée de cours pour le cours « Genre et Hand­i­cap » à l’Université McGill.
  • Lisan­dre Labrecque-Lebeau
    Pro­fesseure, sci­ences infir­mières, UQO
  • Lin­da Gau­thi­er
    Co-fon­da­trice et prési­dente du Regroupe­ment des activistes pour l’inclusion au Québec (RAPLIQ)

NUMÉRO DE LA REVUE

Soins et pou­voirs (Vol. 13 • Numéro 2)

RÉFÉRENCE COMPLÈTE

Corynne Lau­rence-Ruel , Mar­tine Lévesque , Yolan­da Muñoz , Lisan­dre Labrecque-Lebeau et Lin­da Gau­thi­er , Tra­jec­toires de sor­tie de vio­lence con­ju­gale des femmes en sit­u­a­tion de hand­i­cap : une analyse des bar­rières struc­turelles et des besoins occu­pa­tion­nels , (2022) , Soins et pou­voirs , Vol­ume 13 , Numéro 2.