Le Québec est l’un des États occidentaux qui consacrent le moins de ressources au soutien à domicile. À la grande tristesse de milliers d’aînés qui ne souhaitent qu’une chose : demeurer dans leur résidence jusqu’à la fin, ou presque.
Un sandwich toasté, beurré juste d’un côté, avec une tranche Singles de Kraft et du miel McCaig ; deux pruneaux, la moitié d’une banane, un morceau de cheddar vieilli, un morceau de camembert et une grosse cuillerée de compote de pommes. J’assiste au montage de l’assiette de grand-maman, dont le déjeuner est exactement le même depuis des temps immémoriaux. « Très important : il faut couper le sandwich en six morceaux », précise mon oncle Gérald, sourire en coin. La routine est bien huilée, il a tout prévu avant de partir travailler — verre d’eau, médicaments, vitamines, mouchoirs de papier.
Pendant ce temps, Charlotte, mon aïeule de 96 ans, attend son festin dans la chaise berçante de la cuisine, encore dans la brume après un lever laborieux. Elle a mis une demi-heure à enfiler son pantalon et l’une de ses éternelles blouses fleuries — je l’entendais bardasser à l’étage, souffrante mais déterminée à s’habiller seule. « Mes os me disent d’arrêter de les achaler, ils trouvent qu’ils ont assez donné », ironise la presque centenaire, déchirant de ses mains constellées de taches brunes l’enveloppe d’un timbre de nitroglycérine.
Grand-maman a le cœur usé et l’arthrose ne lui fait pas de cadeaux : elle s’est voûtée et ses brefs déplacements en marchette sont de plus en plus hasardeux. Elle se compare tout le temps à une « vieille guenille ». Une vieille guenille alerte, tout de même ― elle dévore deux romans par semaine, résout chaque matin la grille de mots croisés du Devoir et répète au piano les quatre chansons qu’elle a écrites sur la mort au gré des saisons. Ah, et elle bat encore tout le monde au Scrabble.
Madame est enfin servie. Hélas, son café n’est pas assez chaud. « Quoi, tu critiques le service ? » lui dis-je. Mon oncle se hâte de régler la situation. Charlotte fronce les sourcils : « C’est une observation, pas un reproche ! Je serais bien ingrate autrement. »
On a beau la surnommer affectueusement « Lady Catherine de Bourgh » — du nom d’une veuve autoritaire dans le roman Orgueil et préjugés, de Jane Austen —, ma grand-mère se sait privilégiée de finir ses jours à la maison. C’est ce dont rêvent la vaste majorité des Québécois, révèlent les sondages. « Si je prie tout le temps, ce n’est pas pour recevoir la visite du père Noël ! Je remercie la vie de vous avoir si proche et de rester dans un endroit que j’aime passionnément », dit-elle, balayant du regard le lac des Deux Montagnes, à Rigaud, où mes arrière-grands-parents s’étaient établis il y a un siècle.
Sans son fils Gérald qui habite avec elle, et ses cinq autres enfants qui vivent tout près, il y a longtemps que grand-maman aurait dû dire adieu à sa charmante maison meublée d’antiquités lui rappelant son enfance, sa famille, ses amours. Comme 41 % des 85 ans et plus, elle habiterait dans un milieu d’hébergement pour personnes âgées en perte d’autonomie — résidence privée pour aînés (RPA), ressource intermédiaire et de type familial (RI-RTF) ou centre d’hébergement et de soins de longue durée (CHSLD), selon l’état de dégradation physique et cognitive de la personne. Les autres demeurent soit dans leur logement, soit chez un proche, ou dans des coopératives d’habitation pour aînés.
Pour certaines personnes âgées, la transition est sereine. Quitter leur chez-eux est un choix mûri, et la vie en résidence privée ou en établissement spécialisé répond bien à leurs besoins, comme en témoignent les quelque 250 entrevues menées par Michèle Charpentier, titulaire de la Chaire de recherche sur le vieillissement et la diversité citoyenne de l’UQAM, à propos des modes d’habitat et de la qualité de vie des aînés.
Pour d’autres, c’est une décision déchirante, imposée par le manque criant de ressources publiques en maintien à domicile, dénoncent de nombreux experts et regroupements d’aînés. Car, quand on n’a pas les moyens de se payer des soins privés et que la famille n’est pas en mesure de jouer les préposés aux bénéficiaires comme le fait la mienne, se déraciner de sa cabane, de son quartier et de son voisinage est la seule option possible.
Une flopée d’enquêtes ont pourtant démontré la nécessité du soutien à la maison. Notamment le rapport de la Commission d’étude sur les services de santé et les services sociaux, en 2001, et celui de la Commission sur l’avenir des soins de santé au Canada, en 2002. L’ancien premier ministre de la Saskatchewan Roy Romanow, qui en avait présidé les travaux, concluait que c’était le « prochain service essentiel ».
Depuis, les partis au pouvoir au Québec ont été nombreux à faire des soins à domicile une priorité… sur papier. Des politiques et des plans d’action ont été élaborés, et un projet de loi a été déposé à l’Assemblée nationale, en 2013, par le ministre de la Santé d’alors, Réjean Hébert. Mais chaque fois, le virage tant attendu par les personnes âgées et les proches aidants a fait patate.
C’était toutefois avant la pandémie. « S’il faut qu’on organise des manifestations, on va le faire. Apportez vos marchettes ! » prévient Irène Désilets, 78 ans. L’an dernier, elle a fondé, avec son amie Pauline Gervais, 69 ans, le mouvement militant Vieillir chez moi, c’est gagnant ! « Ce n’est pas vrai qu’on va rester les bras croisés chez nous. On ne profitera probablement pas des changements pour lesquels on milite, mais on le fait pour les gens de votre génération. »
Comme tout le monde, les deux Estriennes ont assisté avec horreur à la tragédie dans les milieux d’hébergement pour aînés, où le virus a tué à ce jour près de 8 200 personnes — soit 73 % du nombre total de morts de la COVID au Québec. Convaincues que l’hécatombe aurait pu être évitée si les vieux avaient été moins nombreux à vivre dans des logements collectifs, elles ont lancé une pétition, déposée à l’Assemblée nationale, demandant au gouvernement de changer l’organisation et le financement des soins pour répondre au désir des aînés de rester chez eux.
Plus de 3 000 personnes l’ont signée. « On a aussi reçu des milliers de commentaires de gens qui nous disaient à quel point ils voulaient conserver le contrôle de leur vie jusqu’au bout, ajoute Irène Désilets. On leur a promis de porter leurs revendications jusqu’au premier ministre. »
***
Le traumatisme de la crise sanitaire est palpable dans les résultats de récents sondages. Près de 72 % des Ontariens et des Québécois ayant répondu l’an dernier à une enquête menée par un collectif de chercheurs, notamment de l’UQAM et de HEC Montréal, ont une perception plus négative qu’autrefois des CHSLD. Et 27 % ont l’intention d’épargner davantage pour leurs vieux jours, surtout pour éviter d’aboutir dans ces établissements. Aussi, 40 % se disent maintenant plus favorables à une politique qui améliorerait l’accès aux soins à domicile.
Un coup de sonde commandé cet hiver par l’Association des retraitées et retraités de l’éducation et des autres services publics du Québec va dans le même sens : 15 % des membres interrogés qui envisageaient de déménager dans une RPA ont changé leur fusil d’épaule depuis la pandémie et veulent désormais rester chez eux.
Ils risquent néanmoins de déchanter. Les Québécois sont parmi les moins bien servis au monde en matière de soutien à domicile, affirment plusieurs chercheurs — et le reste du Canada ne brille pas davantage. « Le Nouveau-Brunswick et le Manitoba font un peu mieux que les autres, mais quand on compare leur offre de services à celle des autres pays industrialisés, ça reste faible », soutient Patrik Marier, spécialiste des effets du vieillissement de la population sur les politiques publiques à l’Université Concordia.
Ainsi, tandis que les pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) consacrent au moins la moitié de leur budget de soins de longue durée à des mesures permettant de vieillir dans son logis, au Québec, cette proportion était de 23,5 % pour l’année 2019-2020, selon une analyse de Réjean Hébert, ancien ministre de la Santé dans le gouvernement péquiste de Pauline Marois, et professeur au Département de gestion, d’évaluation et de politique de santé de l’Université de Montréal. Ce sont les CHSLD et les ressources intermédiaires pour aînés qui bouffent la majeure partie de l’argent alloué par le ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS) aux soins de longue durée au Québec.
Le MSSS, lui, soutient qu’en 2021-2022, c’est 1,87 milliard, soit 34,2 % de l’enveloppe, qui sera consacré au soutien à domicile. Et 3,6 milliards iront à l’hébergement de longue durée. Ces sommes sont « artificiellement gonflées », affirme Réjean Hébert, puisque le MSSS inclut dans les services à la maison les dépenses pour les hôpitaux de jour gériatriques, les centres de jour pour personnes en perte d’autonomie, les services ambulatoires psychogériatriques… Bref, des soins externes offerts tant aux personnes en CHSLD qu’à celles qui vivent à la maison. « Dans mes calculs, je me limite aux soins et services directement liés au maintien à domicile, comme le font les autres pays de l’OCDE », précise le Dr Hébert.
Il faut dire qu’au Canada, recevoir du soutien à domicile n’est pas un droit. Si on se casse une jambe ou si on a le cancer, la prise en charge est financée par l’État, le traitement étant considéré comme « médicalement requis ». C’est enchâssé dans la Loi canadienne sur la santé, de 1984. Les soins de longue durée, dont fait partie le soutien à domicile aux aînés, sont considérés pour leur part comme des « services sociaux ».
« Quand cette législation a été mise en place, la population était jeune, et les personnes âgées se rendaient en voiture dans ce qu’on appelait alors des “centres d’accueil” », souligne Nicole Dubuc, vice-doyenne de la Faculté de médecine et des sciences de la santé de l’Université de Sherbrooke. « C’est comme si on n’avait pas prévu qu’un jour, les baby-boomers vieilliraient et qu’ils auraient besoin de soins adaptés à des problèmes médicaux chroniques », fait remarquer la professeure, reconnue dans le monde pour son expertise en organisation des services aux personnes âgées.
Comme il s’agit de services sociaux, les soins de longue durée ne font pas l’objet de transferts formels du fédéral en santé. C’est aux provinces de déterminer si elles financent ce secteur, et de quelle manière. Le Québec a choisi de rembourser les soins des professionnels, comme les infirmières et les médecins, et certains services offerts par le personnel des CLSC — donner des bains, par exemple. Mais il y a des critères d’accès et de longues listes d’attente.
« Je souhaite que le scandale des décès en CHSLD mène à des états généraux sur les besoins des aînés », soutient Renée Lamontagne, professeure associée à l’École nationale d’administration publique. « Un exercice au cours duquel ces derniers pourront enfin exprimer haut et fort ce qu’ils veulent, car pour l’instant, ils sont sans voix », ajoute cette ex-sous-ministre adjointe au MSSS qui a piloté Chez soi : le premier choix, la politique de soutien à domicile la plus étoffée jamais parue au Québec.
Cette politique avait été déposée en 2003, avec l’appui enthousiaste de François Legault, alors ministre de la Santé dans le cabinet péquiste de Bernard Landry. « Je l’ai relue pour me préparer à notre entrevue, et ça m’a un peu découragée », admet l’élégante brune à la monture de lunettes colorée. Un « plan costaud » avait été élaboré, avec des « actions précises » s’étalant de 2005 à 2010. « Tout était là, mais rien, ou à peu près, n’a été mis en place », dit-elle.
D’où l’importance de profiter de la sensibilité exacerbée de la population au sujet des conditions de vie des aînés pour ressortir des classeurs des programmes comme le sien, estime la spécialiste. « On ne part pas de zéro sur le plan de la réflexion. Ça prend surtout un leader crédible et courageux au bureau du premier ministre pour porter ce grand projet de société. »
Ce n’est pas le Dr Réjean Hébert qui la contredira. Depuis le début de la pandémie, l’ancien ministre de la Santé multiplie les interventions médiatiques dans l’espoir que Québec opère enfin le virage vers les soins à la maison dont il rêve depuis les années 1980. Pour lui, cette révolution aurait des répercussions aussi fondamentales que la mise sur pied du réseau des centres de la petite enfance (CPE), à la fin des années 1990 — d’abord pour la qualité de vie des aînés, puis pour celle du 1,49 million de personnes qui se déclaraient proches aidantes au Québec en 2018. Des femmes salariées, surtout, dont la santé mentale et les finances sont souvent mises à mal en raison de cette lourde responsabilité. Un aidant naturel sur sept dit vivre des problèmes d’argent, et le même nombre déclare avoir réduit ses heures de travail pour soutenir un parent.
« Les soins à domicile les libéreraient en partie de cette obligation. Je continuerai de militer pour ça même au fond d’un lit de CHSLD », dit avec humour le Dr Hébert, âgé de 65 ans. Le gériatre était presque parvenu à ses fins il y a huit ans, quand son projet de loi, baptisé « assurance autonomie », a été déposé à l’Assemblée nationale. Il devait être mis en œuvre en avril 2015. Mais le gouvernement péquiste a perdu les élections de 2014, et le libéral Gaétan Barrette, qui lui a succédé à la tête du MSSS, a jeté sa proposition à la poubelle.
Il est temps de revenir à la charge, estime Réjean Hébert, car dans 10 ans, le quart de la population aura plus de 65 ans. Selon les prévisions d’un groupe de chercheurs, le nombre de Québécois bénéficiant du programme Soutien à l’autonomie des personnes âgées (qui comprend le soutien à domicile et l’hébergement en CHSLD) aura doublé d’ici 2035, passant de 196 000 à 329 300 prestataires. « C’est le moment de débattre de ce qu’on veut alors que nous sommes la société la plus vieillissante au monde, après le Japon, soutient le Dr Hébert. Là-bas, les personnes âgées sont partout — dans les rues, les commerces, les transports. Chez nous, elles sont regroupées en ghettos, dans des établissements spécialisés ou des résidences privées. Socialement, elles sont mortes. Et pour moi, c’est un drame. »
***
«She is number one ! » Costa Panagiotopoulos baragouine l’anglais, mais son langage non verbal est sans équivoque : il adore sa Pauline, la préposée qui lui donne son bain chaque mardi depuis un an, en plus de faire briller comme un sou neuf son logement chargé d’icônes orthodoxes et de photos de famille. Comme d’habitude, Pauline Beaulieu prend le temps de s’asseoir 15 minutes avec le vieillard de 94 ans, pendant que ce dernier, coquet dans sa chemise blanche repassée et son pantalon noir à bretelles, entame les œufs à la coque qu’il a lui-même préparés. Il trempe ses toasts dans son café avec méthode, interrompant parfois ses gestes d’une lenteur extrême pour faire des commentaires sur la météo.
« Même si on ne peut pas vraiment avoir de conversation parce qu’il ne parle que le grec, il est super content quand j’arrive », estime Pauline Beaulieu, une quinquagénaire volubile et chaleureuse, pendant que son protégé fait honneur à son déjeuner.
La préposée, qui œuvre depuis 24 ans à la Coopérative de soutien à domicile de Laval, prend sa mission au sérieux : sept fois, elle s’est inscrite au Banquier, émission diffusée sur les ondes de TVA jusqu’en 2017, dans l’espoir de remporter une cagnotte qui aurait permis à son employeur de bonifier ses services aux aînés. « La population vieillit et on n’arrive pas à répondre à la demande, observe-t-elle. En plus, le recrutement de personnel est difficile, car les salaires sont bas. »
La Coopérative de Laval fait partie d’un regroupement qui joue un rôle important dans le système actuel : les entreprises d’économie sociale en aide à domicile (EÉSAD). Présentes partout au Québec, elles fournissent chaque année sept millions d’heures de services à 100 000 personnes qui ont besoin d’aide à la maison.
À l’origine, ce boulot devait incomber aux CLSC puisque les soins à domicile font partie de leur mandat depuis les années 1970. Mais les coupes dans le système de santé et la croissance des besoins dans les années 1990 ont mis trop de pression sur le personnel, si bien que les EÉSAD ont pris en partie le relais pour l’aide à la vie domestique (cuisine, courses, transport, entretien), ainsi que pour l’aide à la vie quotidienne (se laver, se raser, manger, s’habiller).
Les services des EÉSAD ne sont pas gratuits : par exemple, il en coûte 35 dollars à Costa Panagiotopoulos pour recevoir une heure de soins d’hygiène, et 63 dollars pour deux heures d’entretien ménager. L’État acquitte une part de la facture grâce au Programme d’exonération financière pour les services d’aide domestique, géré par la RAMQ — le montant du remboursement variant selon l’âge, la situation familiale et le revenu, entre autres. Le vieil homme a aussi droit au crédit d’impôt pour maintien à domicile des aînés.
Malgré ces coups de pouce financiers, de nombreux aînés sont hélas trop pauvres pour obtenir de l’aide chez eux, démontrent des études. Le revenu annuel médian des Québécois de 65 ans et plus n’était que de 26 100 dollars en 2018 — et de 22 500 pour les femmes —, en incluant les pensions du Régime de rentes du Québec et de la Sécurité de la vieillesse d’Ottawa.
C’est donc dire que la moitié de ce groupe d’âge vit avec moins de 26 100 dollars par an. Une fois que l’épicerie, le loyer et les vêtements sont payés, il ne reste pas grand-chose.
Les soins à domicile sont aussi compliqués à obtenir. Pour comprendre à quoi on a droit parmi les programmes d’aide financière de Québec et d’Ottawa, il faut plonger dans un monde alambiqué de documents à fournir, de paperasse à remplir et d’exaspérantes messageries vocales. « C’est un parcours du combattant », affirme Michèle Charpentier, spécialiste en gérontologie sociale à l’UQAM. « Sur papier, ça a l’air merveilleux, mais essayez d’appeler pour aider votre grand-mère ! Je pourrais vous en parler pendant trois jours. »
Autre dédale, celui des services eux-mêmes. L’aîné en perte d’autonomie (ou son proche aidant) doit d’abord contacter le CLSC de sa région pour une première évaluation ; si sa situation l’exige, on lui assigne un « gestionnaire de cas », chargé de déterminer ses besoins grâce à un outil clinique générant des profils « Iso-SMAF » (système de mesure de l’autonomie fonctionnelle). Cette échelle de 1 à 14, inventée au Québec, détermine le type et le nombre d’heures de services à domicile dont la personne peut se prévaloir. Elle sert aussi à établir si l’aîné se qualifie pour entrer en CHSLD ou avoir accès aux ressources intermédiaires (en théorie, il faut un Iso-SMAF d’au moins 10 pour y accéder).
L’ennui, c’est que, faute de personnel, les gestionnaires de cas ne s’occupent que des dossiers les plus lourds. Et chaque étape peut prendre de longs mois. « Pendant ce temps, l’état de la personne risque fort de se détériorer, au point qu’elle doive être hospitalisée et qu’elle perde ainsi encore plus d’autonomie, observe Michèle Charpentier. Certains sont en attente chez eux dans des conditions effrayantes. » Au 31 mars 2021, la liste d’attente pour les soins à domicile comptait 41 346 noms, selon les dernières données du MSSS — ce qui inclut toutefois les gens de tous âges requérant des soins, notamment postopératoires ou palliatifs.
Parce que les boomers vieillissent, cette liste d’attente s’est allongée depuis 2018, alors que 33 930 personnes s’y trouvaient. Malgré tout, le MSSS assure que 38 000 citoyens supplémentaires ont bénéficié de l’aide à la maison au cours des trois dernières années — ce qui porte leur nombre à 400 000 —, et que cinq millions d’heures de soins et de services ont été ajoutées. L’embauche de personnel à temps plein affecté aux soins à domicile, dont des travailleurs sociaux et des ergothérapeutes, a aussi bondi de 38 %. Et ce n’est pas fini : 750 millions de dollars seront dépensés d’ici cinq ans pour « intensifier » l’offre de services, a annoncé à la fin mai le ministre de la Santé Christian Dubé.
Réjean Hébert voit dans ces investissements un « certain rattrapage » après les coupes du gouvernement précédent, mais ce n’est pas le Pérou non plus. D’abord, les cinq millions d’heures de services de plus offertes depuis trois ans ne représentent qu’une heure de plus par semaine, par usager. Quant aux 750 millions de dollars sur cinq ans, montant duquel il faut retrancher 175 millions (notamment pour hausser les salaires des préposés des EÉSAD), cela se traduira par l’équivalent de 287,50 dollars de plus par année par aîné, selon ses calculs. Rien pour appeler sa mère.
Surtout, l’ancien ministre s’inquiète de ce que l’argent ne profite pas vraiment aux personnes âgées. Une crainte partagée par d’autres intervenants sur le terrain, qui m’ont raconté avoir rarement vu la couleur des aides gouvernementales en soins à domicile ― du moins, pas à la hauteur de ce qui avait été annoncé.
Réjean Hébert en a été témoin il y a six ans, quand il est revenu à ses activités de chercheur après la politique. Son gouvernement avait investi 110 millions de dollars dans les soins à la maison, soit une augmentation de 20 % du budget. Il a donc entrepris de mesurer l’effet que cela avait eu sur les usagers de Sherbrooke. « Résultat : zéro impact. Même avec quatre millions de plus pour la région de l’Estrie, les visites à la maison avaient diminué ! Ça veut dire que l’argent avait été investi ailleurs. »
Et cet ailleurs, c’est généralement dans les hôpitaux. « Ils ont une force centrifuge très élevée qui aspire les ressources financières envoyées par le MSSS aux CIUSSS et aux CISSS », remarque l’ancienne haute fonctionnaire Renée Lamontagne. Les urgences débordées, les listes d’attente pour les opérations et pour les services en oncologie… « Tous ces enjeux entrent en compétition les uns avec les autres. Et malheureusement, le soutien à domicile aux aînés, ça ne saigne pas. »
***
Ce matin, je rencontre « une belle brochette de messieurs, des anges à deux pattes », comme me les présente Annie Hovington, directrice générale des Aînés de Jonquière. Il y a 40 ans, cet organisme sans but lucratif de Saguenay s’est donné pour objectif de maintenir les personnes âgées à la maison jusqu’à la fin, dans des conditions décentes et sécuritaires. Et ça marche. L’équipe de 26 employés, 46 travailleurs autonomes et 212 bénévoles croule sous les prix et les marques de reconnaissance des familles.
Dans le hall d’entrée du centre communautaire où l’OSBL est installé, les fameux anges s’affairent à placer dans de grands sacs isothermes quelque 200 repas marqués par des codes de couleur. « Ça ne paraît pas, mais on n’est pas laids en dessous de nos masques ! » m’assure André Paré alors que je prends en photo les bénévoles qui s’en vont livrer des plats chauds à des aînés des secteurs de Jonquière, Arvida et Lac-Kénogami.
Yeux bleu piscine et barbichette blanche, André Paré, 76 ans, vient donner un coup de main aux Aînés de Jonquière tous les jours depuis quatre ans, en échange d’une compensation pour le coût de l’essence. « Quand tu vas porter le repas à la personne âgée et que tu vois son visage content en ouvrant la porte… Tsé, on est souvent sa seule visite de la journée. Des fois, j’ai envie de pleurer. »
Aujourd’hui, au menu : fajitas au poulet, saucisses porc et bœuf, spaghetti, sandwichs variés, le tout servi avec soupe aux légumes et dessert. « C’est rare, au Québec, une popote roulante qui offre plusieurs options », me souligne Annie Hovington avec fierté, les talons de ses bottes de cowboy blanches résonnant dans la bâtisse où nous déambulons d’un bon pas. Un petit tour aux cuisines pour saluer le chef, Dominique Bolduc, qui fait des miracles depuis le début de la pandémie — les commandes sont passées de 30 000 à 48 000 repas dans l’année.
Les Aînés de Jonquière incarne à peu près tout ce dont rêvent les experts en matière d’organisation et d’offre en soutien à domicile aux personnes âgées. D’abord, c’est un guichet unique. « Quand un de nos 3 000 membres nous appelle, on s’organise pour répondre à son besoin dans les 24 heures », assure la directrice générale.
Ce principe s’apparente au système des pays scandinaves, considérés par tous les experts comme le paradis des soins à domicile. Particulièrement le Danemark. « Là-bas, chaque aîné à la maison est suivi par un gestionnaire de cas, responsable de s’assurer qu’il reçoit ce qu’il faut en soins et services », explique Renée Lamontagne, qui y a effectué une mission d’observation au début des années 2000, en vue de s’inspirer de ce modèle pour la politique québécoise. « Même lorsque la personne est hospitalisée, le gestionnaire veille sur elle sur une base quotidienne, et s’organise pour qu’elle retourne vite à la maison. »
Le personnel des Aînés de Jonquière ne va pas jusque-là, mais il traite tout de même ses membres aux petits oignons. Ainsi, outre les plats livrés à la porte, l’organisme offre du transport pour les courses et les rendez-vous médicaux, du répit et des groupes de soutien pour les proches aidants, de l’entretien ménager et extérieur, un service d’appels réguliers pour s’assurer que les membres vont bien, des travaux de réparation, des activités, des formations, des soupers-spectacles… Tout ça pour des « pinottes ».
« Les frais d’adhésion à l’organisme sont de 30 dollars par année, et pour le reste, on ne facture que le prix coûtant », précise Annie Hovington. Ainsi, un repas livré chez soi revient à 6 dollars, alors que le prix réel tourne autour de 10 à 11 dollars. « La moitié de nos membres vivent sous le seuil de la pauvreté, on ne peut pas leur demander plus. »
L’OSBL a aussi l’avantage d’être proche de la population — une caractéristique souvent encensée du modèle scandinave, où ce sont les municipalités qui s’occupent des personnes âgées. « Les études prouvent que plus le cadre budgétaire et les instances responsables du soutien à domicile sont près du terrain, mieux ça va », observe Patrik Marier, de l’Université Concordia. Entre autres parce que les intervenants connaissent les organismes et les entreprises en mesure de fournir des services. « En Suède, par exemple, un aîné qui souhaite changer ses rideaux appelle tout simplement à la municipalité, illustre-t-il. Impossible de faire ça dans nos CIUSSS ! »
C’est la mère d’Annie Hovington, Raymonde Clavet, qui a mis sur pied les Aînés de Jonquière en 1980, avec une subvention de 40 000 dollars de Québec. La petite dynamo de presque 87 ans se joint à nous pendant la visite, impeccable dans son costume clair et ses souliers dorés, ses cheveux auburn coiffés à la Farrah Fawcett. « Je roule encore comme une jeune, moi. Je ne suis même pas à la retraite ! »
Il y a trois ans, elle a laissé la direction de l’organisme à sa fille, mais elle est restée son adjointe. Raymonde Clavet admet avoir toujours pesé « un peu fort sur la pédale ». Si ce n’était ses quatre enfants, qui se font du sang de punaise, elle habiterait à l’année dans un chalet isolé où elle passe déjà six mois par an, en solo depuis la mort de son beau Evans.
Les Aînés de Jonquière s’autofinance à 70 % grâce aux activités de sa fondation, aux cotisations des membres et aux revenus de location du centre communautaire, qui appartient à l’organisme ; le reste du budget est puisé dans les coffres du CIUSSS du Saguenay–Lac-Saint-Jean. « Depuis 15 ans, on sent davantage son appui, car il a enfin compris le rôle crucial qu’on joue auprès des aînés », dit Raymonde Clavet, qui a dû se battre à moult reprises pour obtenir des subventions gouvernementales — au point d’en pleurer de découragement.
Mère et fille trouvent tout de même aberrant qu’il faille déployer une énergie folle dans des activités de financement pour éponger les déficits. « Je comprends que les CIUSSS veuillent garder le contrôle des fonds publics, mais les besoins sont criants, et notre organisme démontre depuis longtemps son professionnalisme, dit Annie Hovington. On nous promet toujours plus d’argent, mais ça ressemble à des vœux pieux. »
Cette résistance de l’État en ce qui a trait aux initiatives hors normes désespère Philippe Voyer, expert en soins infirmiers gériatriques et professeur à la Faculté des sciences infirmières de l’Université Laval. « Le tsunami gris est à nos portes. Va-t-il falloir être accoté au mur pour explorer enfin d’autres modèles ? »
Il donne l’exemple des aînés atteints de la maladie d’Alzheimer et de leurs proches, un sujet qu’il a étudié à fond. Les centres de jour et les services de gardiennage sont essentiels pour permettre le maintien à domicile, car cette maladie est éprouvante pour la famille. Sans ces pauses salvatrices, les aidants naturels finissent souvent par s’épuiser et n’ont pas d’autre choix que d’envisager l’hébergement dans un établissement spécialisé.
Or, l’offre de services de répit est insuffisante au public et les listes d’attente ne cessent de s’allonger, dit le chercheur. « Pendant ce temps, les Maisons Gilles-Carle et les Sociétés Alzheimer, menées par des gestionnaires chevronnés qui offrent des services à des coûts bien inférieurs à ceux du gouvernement, ont les deux bras dans les airs : “Aidez-nous à vous aider, on a l’expertise, mais on manque d’argent !” » Hélas, le recours au privé et au communautaire en santé est tabou au Québec, regrette Philippe Voyer. « Notre modèle est tellement centré sur le public qu’on passe à côté de tout un écosystème d’acteurs compétents qui créerait un dynamisme. »
***
C’est aussi l’avis de Pierre-Carl Michaud, titulaire de la Chaire de recherche sur les enjeux économiques intergénérationnels. « D’ici 30 ans, le nombre de personnes de 65 ans et plus en perte d’autonomie va doubler », affirme le professeur à HEC Montréal, qui plaide pour un virage majeur vers le maintien des aînés à la maison. « Le MSSS ne fournira pas, ça va prendre des partenaires. »
Avec des collègues de la Chaire, il a fait et refait des calculs depuis un an. Conclusion : le statu quo est intenable. « Non seulement on aura de mauvais services, mais ça va nous coûter très, très cher », dit Pierre-Carl Michaud. De l’avis des experts, qui ont fait paraître deux rapports cette année, si l’État continue d’investir le plus gros du budget des soins de longue durée dans des places en milieux d’hébergement, la facture annuelle grimpera à 25 milliards de dollars, voire à 33 milliards.
« En misant davantage sur le soutien à domicile, on ramènerait l’addition à 18 milliards de dollars par année en 2050 », affirme l’ancien ministre Réjean Hébert, qui a participé aux travaux de la Chaire. Entre autres parce que le maintien à domicile est moins dispendieux qu’une place en foyer pour personnes âgées, sauf à partir du moment où la personne est en état de grande dépendance et nécessite une attention soutenue (soit des profils de 10 à 14 sur l’échelle Iso-SMAF). D’après les auteurs, de 20 % à 30 % des lits en CHSLD et en ressources intermédiaires et de type familial sont présentement occupés par des gens qui auraient pu rester à la maison si le soutien à domicile avait été plus généreux. Leurs profils Iso-SMAF se situent de 4 à 9, ce qui correspond à une perte d’autonomie modérée.
Prenons Georgette, qui a besoin d’aide pour se déplacer, qui dépend des autres pour préparer les repas, faire la lessive et les courses, et qui ne peut aller aux toilettes, se laver et s’habiller sans supervision. Ce profil correspond à peu près à un Iso-SMAF de 6. Si Georgette va vivre en CHSLD, il en coûtera 80 720 dollars à l’État pour s’occuper d’elle — la facture totale est de 100 900 dollars, mais elle devra en acquitter 20 %. Si Georgette reste chez elle et que le public prend en charge la moitié de ses besoins en soutien à domicile — actuellement, il n’en couvre que 10 % —, l’État déboursera 27 000 dollars en allocations, selon l’évaluation de la Chaire (aucun État, même le généreux Danemark, ne paie à 100 % les frais de subsistance d’un aîné.)
Les économies seraient substantielles, d’autant que ce virage permettrait de freiner la construction de places en CHSLD, estimée à 362 500 dollars par porte (on parle ici de CHSLD « ordinaires », et non des maisons des aînés, dont le coût est bien plus élevé ― le gouvernement prévoit en bâtir 46, pour un investissement total de 2,4 milliards de dollars). Si on n’améliore pas le soutien à domicile, on aura besoin de 40 000 nouvelles chambres en foyer de soins d’ici 20 ans, jugent les chercheurs.
Ces derniers proposent aussi d’instaurer l’« assurance autonomie » — le projet de loi pour lequel Réjean Hébert avait fait campagne. En gros, il s’agit de verser aux personnes âgées une allocation pour acheter des services, déterminée en fonction des besoins correspondant à leur profil Iso-SMAF. La gestion du compte serait confiée à la RAMQ, qui est déjà équipée pour rembourser des prestataires de services. L’aîné aurait le choix desdits prestataires : organisme communautaire, EÉSAD, entreprise privée, CLSC. Tous les partenaires certifiés seraient regroupés sous un même site Web, avec leurs coordonnées.
« On a déjà tous les outils, ce ne serait même pas une révolution », insiste Réjean Hébert. Reste à convaincre le gouvernement. « L’argument toujours invoqué par les politiciens, c’est que le soutien à domicile serait un gouffre sans fond. C’est vrai que ça coûterait cher, mais l’État pourrait récupérer des sommes en corrigeant certaines iniquités. »
Réjean Hébert estime que le gouvernement finance de manière indue l’hébergement en CHSLD et en ressources intermédiaires, par exemple. Dans ces établissements, l’usager n’absorbe que 20 % des frais totaux pour les soins, la chambre et la pension. « Pendant ce temps, la personne âgée à la maison paie pour son logement et sa nourriture, tout en ne recevant que des grenailles en soutien à domicile. Il faudrait augmenter la part payée par les personnes en foyer de soins pour atténuer cette injustice. »
Par ailleurs, comme d’autres experts, le gériatre déplore ce qu’il appelle « une subvention déguisée à l’industrie ». Les grands groupes de résidences privées pour aînés connaissent un succès fou au Québec — 18,4 % des personnes âgées de plus de 75 ans y vivent, contre 6,1 % ailleurs au Canada. Cette popularité est en partie attribuable à l’accès facile à des services, à condition d’allonger les billets : buanderie, soins médicaux, repas, etc. Mais surtout, dès 70 ans, les résidants profitent de généreux avantages fiscaux grâce au crédit d’impôt pour maintien à domicile (CMD), lequel leur permet de réduire pas mal le coût du loyer — c’est d’ailleurs l’un des arguments de vente des RPA.
Bien sûr, les aînés hors résidence ont aussi droit au CMD, qui consiste en un remboursement de 35 % (qui sera majoré à 40 % d’ici 2026) des sommes dépensées pour des tâches devenues trop difficiles pour eux : déneiger l’entrée, entretenir la pelouse, préparer des repas, etc. Sauf qu’ils en profitent littéralement 10 fois moins que les locataires des RPA, selon une étude à paraître de Luc Godbout, titulaire de la Chaire de recherche en fiscalité et en finances publiques de l’Université de Sherbrooke. Ainsi, sur les 569,3 millions de dollars versés par le gouvernement pour le CMD en 2019, 83 % sont retournés dans les poches des résidants des RPA, contre 17 % dans celles des personnes âgées vivant dans un domicile privé, indiquent des données fournies par le ministère des Finances.
Cet écart spectaculaire est entre autres dû au fait que les RPA remplissent généralement la paperasse nécessaire à l’obtention du CMD à la place des résidants — tandis que bien des aînés à la maison ne connaissent même pas l’existence de ce crédit ou jugent qu’il est trop compliqué de s’en prévaloir, selon plusieurs sources consultées.
De plus, les locataires des RPA peuvent réclamer 15 % de leur loyer, soit au minimum 150 dollars par mois, alors que les gens hors résidence n’ont droit qu’à 5 % (le maximum mensuel était fixé à 30 dollars, mais il passera à 60 dollars en 2022). Et ce n’est pas fini. Certaines dépenses admissibles à partir de 70 ans, peu importe où on habite — entretien ménager, repas et soins personnels, par exemple —, sont incluses dans le coût du logement en RPA, en vertu des arrangements pris lors de la signature du bail. Les aînés à la maison, eux, ne se prévalent pas automatiquement de tous ces services. « Ce deux poids, deux mesures encourage les gens à choisir de vivre en RPA, avec la complicité de l’État, et c’est l’industrie qui en sort gagnante au final », estime le Dr Réjean Hébert.
***
Des veuves plongées dans la plus grande solitude, croupissant dans des taudis insalubres et dangereux. Des vieillards qui n’osent plus sortir de leur maison parce qu’ils sont devenus incontinents. D’autres avec la peau sur les os, trop pauvres ou désorganisés pour remplir leur frigo. En 27 ans de recherche sur le terrain, la gérontologue Michèle Charpentier en a vu des vertes et des pas mûres, comme l’illustre le dernier rapport de la chaire qu’elle dirige, Vieillir et vivre seul-e : Comprendre la diversité des expériences pour mieux intervenir. Et cette expérience l’a convaincue qu’un virage abrupt vers les soins à domicile serait irresponsable, même si elle se désole du retard du Québec en la matière.
« Ça fait bien notre affaire, comme société, de penser qu’en mettant toutes nos billes d’un bord, on vient de régler le problème, dénonce-t-elle. Mais c’est ignorer la réalité de bien des gens, pour qui le choix de vieillir chez eux n’est pas la meilleure option. » Les aînés ne forment pas un bloc homogène, et le vieil âge est une période de la vie où tout peut basculer du jour au lendemain, à la suite du décès d’un conjoint ou en raison d’une maladie fulgurante. « Ça prend toute une palette de solutions, dont des CHSLD, des résidences et des coopératives d’habitation, pour répondre à leurs besoins fluctuants. »
J’ai moi-même été frappée, à la suite d’un appel de témoignages dans des associations de retraités, par la diversité des trajectoires de vie et des désirs. La plupart du temps très éloignés de l’histoire de ma grand-mère, d’ailleurs : peu d’aînés interviewés avaient envie d’être pris en charge par leurs enfants, même s’ils les adorent — un constat confirmé par les travaux de Michèle Charpentier. Parce qu’ils auraient l’impression d’être un fardeau, parce qu’ils craignent que la vie sous le même toit engendre des tensions, ou parce qu’ils souhaitent conserver une certaine indépendance par rapport à leur progéniture.
C’est notamment le cas d’Édith Arsenault, 82 ans, qui venait tout juste d’emménager dans une luxueuse résidence privée pour aînés de Laval lorsqu’elle m’a contactée, en juin dernier. Il y a trois ans, l’un de ses fils lui a offert de louer le haut de son duplex. Mais elle a refusé, car cette proximité familiale ne lui aurait pas convenu.
Jusqu’au printemps, l’ex-conseillère pédagogique vivait en solo dans un « havre de paix », un bungalow rénové de ses mains à l’île Saint-Jean, à quelques minutes à pied du Vieux-Terrebonne. « Je m’étais approprié cet endroit, je disais même que c’était mon île », m’a-t-elle raconté, émue. Elle avait d’ailleurs pris tous les moyens pour y habiter jusqu’à son dernier souffle.
Mais l’interminable isolement imposé par la crise sanitaire l’a amenée à revoir ses plans. « Pendant le confinement, j’ai glissé dans une sorte de torpeur et j’ai pensé qu’un déménagement me fouetterait. » Quand nous nous sommes parlé, elle « apprenait » à aimer son nouvel environnement. Elle s’était inscrite à des activités de marche et de théâtre, et songeait à lancer un club d’échecs.
Claire Vanasse, une infirmière à la retraite de 75 ans aux lunettes mauves excentriques, ne souhaite pas non plus finir ses jours chez son fils. « Les enfants, c’est bien beau, mais il n’y a rien comme les frères et les sœurs pour s’entraider », m’a-t-elle dit au printemps, alors qu’elle s’apprêtait à quitter sa résidence privée pour aînés du quartier Rosemont, à Montréal, afin de rejoindre sa fratrie à Trois-Rivières. « J’ai choisi un condo à 15 minutes à pied de chez ma sœur et près des services. J’ai eu une opération aux genoux, je vais pouvoir faire aller mes pentures neuves! » Claire Vanasse s’entend à merveille avec son garçon et ses deux petits-fils. Mais ils ont leur vie. « Les enfants ont maintenant leurs amis, et jouer avec grand-maman, c’est moins winner qu’avant. J’ai envie de vieillir auprès des gens avec qui j’ai un long vécu en commun. Moi aussi, je veux être avec mes amis ! »
« Ce n’est pas parce qu’on est vieux qu’on perd sa capacité d’adaptation », fait remarquer Michèle Charpentier. On préconise souvent la stabilité résidentielle pour les aînés, à cause du stress du déménagement, mais il ne faut pas non plus sous-estimer leurs ressources intérieures, leur aptitude à se reconstruire des repères, insiste-t-elle. « Il y a plein de gens qui vieillissent bien, et ce, dans tous les types de milieux de vie. »
Y compris dans les CHSLD, qui ont pourtant si mauvaise presse. Bien sûr, personne ne rêve d’y finir ses jours. Ces lieux inspirent une aversion qui remonte probablement à la fondation des premiers hôpitaux par les communautés religieuses au XVIIe siècle, explique Aline Charles, spécialiste de l’histoire de la vieillesse et professeure à l’Université Laval. « À l’époque, on n’allait pas à l’hôpital pour se faire soigner ; l’établissement hospitalier servait surtout à accueillir des vieillards pauvres et esseulés, ainsi que des infirmes et des orphelins. » C’était l’endroit vers où convergeaient toutes les misères du monde, et auquel personne ne voulait être associé.
La hantise du CHSLD est telle que des aînés rencontrés au cours du reportage m’ont confié qu’ils allaient demander l’aide médicale à mourir s’ils deviennent trop malades pour vivre dans leur maison. C’est notamment le cas de Pierrette Fortin, 88 ans, avec qui j’ai discuté toute une matinée sur sa balançoire, dans le quartier d’Arvida. Pour l’instant, la belle blonde au rire aigu comme celui d’une petite fille est pétante de santé. « Je prends juste de la vitamine C ! » Mais le jour où sa santé se gâtera, pas question d’être « placée ». Pour elle, ce n’est pas une vie. « Je vais m’organiser pour partir avant. »
Jean-Paul Dufour ne veut rien savoir non plus de quitter son cottage du secteur de Kénogami, à Saguenay, où il a élevé ses sept filles avec Béatrice, morte l’an passé. « Voulez-vous la voir ? » Le taquin de 96 ans, dont le passe-temps préféré est de trouver des « menteries » à raconter à ses héritières au téléphone, entre deux cigares et un « p’tit gin », s’empresse d’aller chercher l’album de son 70e anniversaire de mariage. Il avait rencontré sa douce dans un restaurant à son retour du front, en 1945. « Je me suis enrôlé sur un coup de tête, sans même avertir mes parents, après avoir vu un film de guerre au théâtre ! » raconte le vétéran, qui a été capturé par les Allemands lors du débarquement de Normandie.
Malgré son amour pour Béatrice, il a refusé de la suivre lorsqu’elle a décidé, en 2019, d’aller vivre en résidence privée pour aînés, attirée par la vie « comme à l’hôtel » que promettait l’établissement. Les RPA, les CHSLD, non merci. « Je me sentirais enfermé comme un prisonnier. » Il faut dire que ses filles le chouchoutent, et ses voisins aussi. Et puis, dans sa tête, il ne sera jamais assez vieux et malade pour aboutir là.
La gériatre Marie-Jeanne Kergoat n’est pas surprise quand je lui rapporte ces réactions lors d’une rencontre à l’Institut universitaire de gériatrie de Montréal, où elle est chef du Département de médecine spécialisée. Il y a quelques années, un couple qu’elle suivait s’est suicidé parce que le mari devait être hébergé en foyer de soins de manière temporaire. « Au fond, ce qui effraie les gens n’est pas tant le CHSLD que la détérioration du corps et de l’esprit, dit-elle. Ils anticipent leur décrépitude. »
À l’instar de Michèle Charpentier, la Dre Kergoat chante une chanson un peu différente de celle des tenants du virage « soutien à domicile ». Si elle est pour une hausse des investissements dans ce secteur — elle-même a prodigué des soins à la maison au début de sa pratique, il y a 35 ans —, elle doute qu’on puisse miser là-dessus au détriment de la construction de nouveaux CHSLD. « Comme l’espérance de vie a augmenté de façon draconienne, un nombre croissant de boomers vont atteindre le grand âge, celui où on présente les plus graves incapacités. Et pour eux, le maintien à domicile sera très difficile. Alors ça va prendre plus de places en établissements spécialisés. »
La grande majorité des résidants de l’unité de soins de longue durée de l’Institut de gériatrie et du CHSLD Alfred-Desrochers, qui font partie du même CIUSSS, ont des troubles physiques et cognitifs si graves qu’ils ne peuvent à peu près rien faire sans assistance. Beaucoup doivent être nourris par le personnel soignant, et déplacés au levier sur rails pour passer du lit au fauteuil roulant. À la fin, ils sont alités en permanence.
« Certains auraient pu continuer à vivre chez eux si l’offre de soutien à domicile avait été meilleure, mais je ne croule pas sous les exemples », m’explique la Dre Andréanne Moreau, une collègue de Marie-Jeanne Kergoat, qui s’est jointe à la discussion dans la salle de repos des employés. Pour les autres, il faudrait assurer la présence d’une infirmière 24 heures sur 24 à la maison, ce qui entraînerait des coûts de société énormes. « Chez un patient, la préposée ne peut s’occuper que d’une personne, alors qu’ici, en établissement spécialisé, elle veille sur plusieurs résidants à la fois. »
Certes, il y a du chemin à faire pour améliorer la qualité des milieux d’hébergement, observent les deux soignantes, qui rêvent d’un lieu qui ressemblerait davantage à un chez-soi. Comme ces établissements pour aînés que Marie-Jeanne Kergoat a visités il y a quelques années, à Mulhouse, en France. Une odeur de confiture frappait le visiteur à l’entrée. « Et il y avait des chats. Ici, on trouverait ça épouvantable, des chats dans un CHSLD ! De temps en temps, il y en avait un qui grimpait sur le lit d’un vieillard. On avait l’impression d’être à la maison, et non à l’hôpital. »
Cela dit, les aînés s’adaptent mieux qu’on ne le pense à la vie en foyer de soins, assure Andréanne Moreau, cogestionnaire médicale des soins de longue durée à l’Institut de gériatrie. Elle me montre les photos qu’une consœur vient de lui envoyer. « Regarde, ce midi, le personnel a organisé un barbecue pour les résidants. C’est vraiment cool ! La semaine passée, je suis allée leur acheter des smoothies ; ils étaient tellement contents. »
La plupart des résidants ont entamé il y a longtemps le deuil de leur vie d’autrefois. Leurs fonctions ont diminué petit à petit, au fil des ans, et ils ont accepté l’inéluctable. Elle cite en exemple l’une de ses protégées, dont le plus grand bonheur est de manger des biscuits Whippet et Feuille d’érable devant la télévision. « Quand on regarde ça à travers nos lunettes de 45 ans, on trouve ça terrible. Sauf que la joie au quotidien est une question très relative. Les besoins ne sont plus les mêmes à la fin, c’est ce que le monde a souvent du mal à comprendre. »
Ce sont les proches qui souffrent le plus du déménagement en CHSLD, insiste la Dre Moreau, car ils se sentent immensément coupables. Hélas, ils étaient au bout du rouleau et la situation n’était plus sécuritaire pour personne. « Quand on parle du “choix” des aînés de vieillir à domicile, il faut aussi tenir compte de ce que ça implique pour la famille. Le patient n’est pas seul dans ce processus, il y a tout un écosystème autour. »
Chez nous, la question ne s’est jamais posée ouvertement. Il « allait de soi », m’a dit mon oncle Gérald, que ma grand-mère Charlotte allait vieillir dans son petit paradis à Rigaud, où ça sent toujours le pain de ménage en train de lever dans le four (et parfois les beignes aux patates, un divin péché). Mon grand-père Ronald a aussi été pris en charge par la famille pendant sa longue agonie, ainsi que mes arrière-grands-parents avant lui.
Je crains néanmoins que nous ne puissions donner, mes sœurs et moi, les mêmes conditions idylliques à mes parents. Sans une offre publique de soutien à domicile plus généreuse et mieux organisée, comment les entourer de tendres soins tout en poursuivant nos jobs prenants et nos vies familiales ?
Pour l’instant, mes parents sont de beaux aînés de 72 ans en santé et bien occupés, et ces enjeux nous paraissent loin, loin, loin. Mais je sais que le temps nous rattrapera plus vite que nous ne le pensons. C’est hier que je suivais ma grand-mère Charlotte en galopant sur le chemin de terre jusqu’à la voie ferrée, et qu’elle me tressait des couronnes avec de la vesce jargeau. Je goûte encore les toasts au miel qu’elle nous préparait tard le soir sur le poêle à bois, au milieu de discussions sans fin. Elle est arrivée au bout de sa route sans que je m’en rende compte, et elle non plus ne l’a pas vu venir, m’a-t-elle dit dernièrement alors que j’étais débarquée chez elle pour jaser de finitude.
« Qu’est-ce que tu vas faire si ton état se dégrade au point que tes enfants ne peuvent plus s’occuper de toi ? Vas-tu accepter d’aller en CHSLD ? » Ma pauvre grand-mère venait de se réveiller d’une petite sieste d’après-midi, peinarde. Mon interrogatoire l’a sonnée. « Ben… Qu’est-ce que tu veux dire par “dégradation” ? Sais-tu, je n’ai jamais pensé à ça. Mais il faudrait peut-être, hein ? »
Elle éclate d’un rire guilleret. La lumière dans ses yeux est la même que sur cette photo d’elle que j’aime tant, à 20 ans. Dans son esprit, les grandes incapacités, c’est pour les autres, ou alors ce sera dans très longtemps. Est-ce que ça lui fait peur, ce qui s’en vient ? « La mort ne m’effraie plus. Mais je n’ai tellement pas le goût de vous quitter. »
Cet article a été publié dans le numéro de septembre 2021 de L’actualité.